Yasmine, institutrice de 31 ans, n’ose plus sortir seule le soir. « La ville est en train de mourir à petit feu », souffle-t-elle. Ce qu’elle décrit, de nombreux Carpentrassiens le ressentent aujourd’hui : une ville de vidant peu à peu de ses commerces, où la peur s’installe insidieusement. Les rideaux trop souvent baissés, les rues désertées et les regards fuyants composent désormais le décor du centre-ville.
Carpentras, deuxième commune du Vaucluse avec ses 29 000 habitants, incarne aujourd’hui le visage inquiet de nombreuses villes moyennes françaises, prises dans une spirale de déclin où les habitants se sentent abandonnés face à une insécurité qui gangrène le quotidien. Une réalité locale qui fait écho à un malaise national : celui de ces territoires oubliés, loin des métropoles, où pauvreté, désertification commerciale et trafics dessinent une France à la dérive.
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Carpentras présente aussi une situation économique préoccupante. Le salaire moyen s’élève à 2 141 € nets mensuels et le revenu moyen par foyer fiscal plafonne à 1 893 €, contre 2 526 € au niveau national. Un écart de 25 % qui touche l’ensemble des catégories professionnelles, des cadres aux employés, et qui se double d’inégalités hommes-femmes persistantes. Le marché du travail reste particulièrement dégradé avec un taux de chômage qui reste bien plus élevé que la moyenne nationale. Un rapport intercommunal de 2023 alertait déjà sur la gravité de la pauvreté dans plusieurs quartiers de la ville.
L’emprise du trafic et de la violence au cœur des quartiers
Michel Perez, peintre en bâtiment de 61 ans, observe le déclin de sa commune avec amertume. Né et élevé près de la cité des Amandiers, il ne reconnaît plus son quartier. « Presque tous les carrefours sont occupés par des guetteurs à la solde des trafiquants de drogue », témoigne-t-il. En cinq ans, il a été victime de trois cambriolages. Un incident, l’an dernier, l’a marqué : « Cinq jeunes m’ont bloqué sur un chantier, m’ont forcé à descendre de mon véhicule pour le fouiller, persuadés que je conduisais un « soum » (voiture où les policiers planquent à l’affût du flagrant délit – NDLR) »
Dans la cité des Amandiers-Éléphants, les trafiquants s’installent à ciel ouvert, sur des chaises de camping, au milieu des allées. « Ils ne se cachent même plus », déplore Michel. Le climat de peur s’est installé : « Les habitants se taisent, ils ont trop peur de parler. »
Un officier de police, qui préfère garder l’anonymat, confirme le malaise : « Nous sommes débordés, pas assez nombreux, ni assez équipés. On nous demande de ne pas faire de vagues dans les quartiers où la drogue fait la loi. Tant qu’on ne démantèlera pas les réseaux durablement, rien ne changera. »
Les quartiers prioritaires – Les Amandiers/Les Éléphants, Le Pous du Plan, Le Bois de l’Ubac et le Centre-ville/Quartiers Nord – concentrent les difficultés. Le Pous du Plan affiche un taux de non-diplômés de 60 %, bien au-dessus de la moyenne nationale des quartiers prioritaires (25 %). Plus de 70 % des habitants y vivent avec moins de 1 200 euros par mois, faisant de ce quartier l’un des vingt plus pauvres de France. La ville concentre par ailleurs plus de 75 % du parc HLM du bassin de vie, attirant une population précarisée.
La cité des Amandiers est devenue emblématique de cette dérive. En février 2025, deux mineurs y ont été surpris en train de taguer les tarifs de la drogue sur les murs. Les CRS doivent régulièrement intervenir pour tenter de reprendre le contrôle de cet espace.
Femmes, familles et commerçants en retrait
Le sentiment d’insécurité s’étend bien au-delà des quartiers. Il touche le centre-ville, les commerces, les familles.
Magali, professeure de collège de 44 ans, attachée au « potentiel » et à la « richesse culturelle » de Carpentras, témoigne pourtant d’un malaise quotidien : « Certaines rues sont désertées par les femmes. On ne croise plus que des groupes d’hommes qui squattent les trottoirs toute la journée. » Une situation qu’elle juge « alarmante » : « L’absence de mixité est un révélateur du niveau de bien-être d’une ville. Les femmes désertent par peur ou inconfort. C’est un vrai problème de société. » Elle parle de ces « regards, ces insultes et ces intimidations » devenus banals, d’une ambiance où « plus rien ne semble bouger », où l’espace public paraît confisqué…
Des chiffres qui confirment une dégradation continue
Derrière les témoignages, les chiffres confirment la réalité d’une dégradation sécuritaire continue.
En 2024, la délinquance générale dans le Vaucluse a progressé de 3,4 %, après une hausse de 7,06 % l’année précédente. Carpentras affiche une augmentation d’environ 1 000 plaintes en un an, atteignant près de 13 500 faits en 2024. Le taux de criminalité s’élevait déjà à 58,9 pour mille habitants en 2023.
Les infractions liées aux stupéfiants ont augmenté de 6,3 % dans le Vaucluse entre 2023 et 2024, avec une hausse spectaculaire de 80 % des saisies. Les violences physiques non crapuleuses, ces agressions gratuites, ont progressé de 11 %, atteignant 4 415 faits. Les violences sexuelles sont en hausse de 19,8 %, passant de 571 à 684 faits.
Une mairie entre répression et réinvention
Face à cette situation, la municipalité tente d’agir. Le maire, Serge Andrieu (divers gauche), a instauré, depuis le 1er avril 2025, un couvre-feu pour les mineurs. Jusqu’au 31 octobre, les moins de 13 ans ne peuvent donc plus circuler seuls entre 23h et 6h dans les quartiers sensibles et autour des lieux publics. La mesure s’applique également aux moins de 16 ans dans les quartiers du Pous du Plan et du Bois de l’Ubac.
« Nous devons empêcher les mineurs de tomber dans le trafic, où ils sont utilisés comme guetteurs car ils sont pénalement intouchables », expliquait le maire divers gauche, Serge Andrieu, dans une interview accordée à Ici Vaucluse. Des jeunes mineurs auraient déjà été « séquestrés dans les caves » par des trafiquants après avoir voulu quitter leur rôle de « chouf ». En cas de non-respect du couvre-feu, les mineurs seront raccompagnés au poste, les parents convoqués. Le maire évoque même de possibles poursuites à leur encontre.
En parallèle, la mairie renforce les moyens : 35 caméras de vidéoprotection supplémentaires, cinq policiers municipaux en plus, et la création d’une unité spécialisée dans la lutte contre les trafics.
La mairie le clame sur tous les tons : « Il ne faut plus laisser un seul mètre carré de la ville aux dealers. »
Au-delà de la sécurité, Carpentras mise sur la relance économique et culturelle. La Communauté d’agglomération a prévu d’investir 18 millions d’euros en 2025 dans divers secteurs. Plusieurs projets d’envergure sont en cours : requalification urbaine, rénovation d’équipements publics, aménagements sportifs et culturels. Parmi eux, l’Inguimbertine, bibliothèque-musée emblématique, a déjà attiré près de 43 000 visiteurs depuis son ouverture en 2024.. Pourtant, malgré ces projets de rénovation urbaine et de participation citoyenne, rien ne semble réellement changer dans le quotidien des habitants partagés entre colère et découragement.
Je partage l’avis de votre journaliste. Carpentras est devenue une ville triste et moche, où les vendeurs de kebabs ont remplacé les commerces habituels. Les rues sont vides à 20 h, partout, même en plein centre.