Les francs-maçons ont-ils encore de l’influence en France ?

Avec plus de 180 000 membres, la franc-maçonnerie française reste influente, bien que fragmentée. Panorama d’un réseau aussi discret que structurant.

Avec près de 180 000 membres répartis dans plus de 6 000 loges, la franc-maçonnerie française demeure l’une des plus importantes au monde. Elle s’organise autour d’une vingtaine d’obédiences, parmi lesquelles le Grand Orient de France (GODF), la Grande Loge de France (GLDF) et la Grande Loge nationale française (GLNF) concentrent l’essentiel des effectifs. À côté de ces poids lourds, des structures mixtes ou féminines, telles que le Droit Humain ou la Grande Loge féminine de France, affichent une croissance régulière.

A LIRE AUSSI
Les réseaux sociaux, nouveaux ennemis de la démocratie ?

La sociologie des loges s’est diversifiée, tout en conservant certains marqueurs traditionnels. On y croise encore beaucoup d’élus locaux, d’avocats, de cadres, de policiers, de professeurs et de militaires. Mais les classes moyennes, les professions intermédiaires et les retraités y sont de plus en plus représentés. Une configuration qui permet aux réseaux maçonniques d’occuper des positions stratégiques dans des secteurs comme le BTP, les banques mutualistes, les énergies publiques ou encore la santé.

D’un pouvoir structurant à une influence diffuse

Sous la Troisième République, la franc-maçonnerie structurait littéralement le pouvoir républicain. Vers 1880, un tiers des députés étaient francs-maçons, selon l’historien Pierre-Yves Beaurepaire. Elle jouait alors un rôle moteur dans les grandes lois laïques, éducatives et sociales. Ce pouvoir s’est érodé après 1945, en parallèle de la professionnalisation de la vie politique et de l’essor de nouveaux réseaux d’influence.

Aujourd’hui, moins de 10 % des députés seraient membres d’une obédience, et l’influence maçonnique passe davantage par des réseaux informels, des sphères d’influence locales ou la capacité à porter certains débats (bioéthique, laïcité, fin de vie).

La situation hexagonale contraste avec celle d’autres pays européens. Au Royaume-Uni, la franc-maçonnerie est solidement implantée (près de 200 000 membres), mais elle reste en retrait de la sphère politique. La publication annuelle des loges et une plus grande transparence atténuent les soupçons. En Italie, les scandales liés à la loge P2 ont laissé des traces durables, et les mécanismes de contrôle se sont renforcés. En Espagne, interdite sous Franco, la franc-maçonnerie a été réhabilitée après la transition démocratique, mais elle n’a jamais retrouvé l’influence du XIXe siècle.

La franc-maçonnerie française n’est plus un bloc homogène. Le paysage obédientiel s’est fragmenté, et les sensibilités philosophiques ou politiques varient largement entre les loges. Le Grand Orient de France, historiquement progressiste, admet aujourd’hui des femmes (10 % de ses membres), tandis que la GLNF reste sur une ligne plus spiritualiste et masculine. En moyenne, les femmes représentent 19 % des effectifs maçonniques en France.

Le rajeunissement reste un défi : l’âge moyen d’un nouvel initié est de 40 ans, celui des membres approche les 58 ans. Les jeunes actifs sont peu nombreux, les initiations de moins de 25 ans sont rares.

Face aux critiques sur l’opacité supposée, les principales obédiences ont engagé depuis les années 2000 un effort de transparence partielle. Certaines ouvrent ponctuellement leurs temples, organisent des conférences publiques, publient leurs effectifs. Mais la liste des membres, elle, demeure confidentielle. Pour Nicolas Penin, Grand Maître du GODF, « cette culture du secret est identitaire. Elle protège, mais elle enferme aussi ».

Des réseaux concurrents, une influence diluée

Les réseaux maçonniques ne sont plus les seuls à irriguer la sphère publique. Ils coexistent avec les clubs politiques, les réseaux d’anciens élèves de grandes écoles, les think tanks, les cercles patronaux, les organisations confessionnelles. Cette dispersion affaiblit leur centralité.

Sous les présidences Hollande puis Macron, plusieurs figures issues de la franc-maçonnerie ont occupé des postes stratégiques. Gérard Collomb, Jean-Yves Le Drian, Richard Ferrand, entre autres, ont contribué à entretenir l’idée d’un réseau influent dans les coulisses. D’autres, comme Alexandre Benalla, lié à la GLNF, ou Ismaël Emelien, passé par des cercles proches de la franc-maçonnerie, illustrent la porosité entre ces sphères d’influence.

Depuis ses origines, la franc-maçonnerie est la cible de théories du complot. Dès le XVIIIe siècle, ses adversaires dénonçaient un groupe conspirateur et occulte. Ces accusations persistent aujourd’hui, souvent relayées par les sphères complotistes et certains segments d’extrême droite. Pourtant, comme le souligne Laurent Kupferman, la franc-maçonnerie agit moins comme un pouvoir caché que comme un espace de débat et de cooptation, avec ses effets de réseau, mais sans hiérarchie occulte ni stratégie unifiée.

Certaines affaires ont cependant terni son image : affaire des HLM de Paris, affaire Cahuzac, affaire du Carlton de Lille. Des francs-maçons y ont été impliqués, notamment dans la magistrature. Les obédiences concernées affirment exclure systématiquement les membres condamnés, mais les soupçons demeurent.

De nombreuses voix, y compris internes, appellent à une évolution. « La franc-maçonnerie doit redevenir un laboratoire d’idées, un espace de réflexion éthique, capable de formuler des propositions sur les grands enjeux sociaux et environnementaux », explique Alain Bauer, ancien Grand Maître du Grand orient de France.


Partagez votre avis