En 1958, la France semble au bord de l’abîme. Minée par l’instabilité chronique de la IVe République, paralysée par des crises politiques interminables et une guerre d’Algérie devenue incontrôlable, elle s’enlise dans une impasse où l’impuissance gouvernementale le dispute au désarroi national. Il faut un homme providentiel pour sauver la République de ses propres excès.
Charles de Gaulle, fort de son aura historique et de sa vision implacable de l’État, revient au pouvoir dans un moment d’urgence pour redessiner la gouvernance française.
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Mais au-delà du sauvetage immédiat, il a un objectif clair : imposer un exécutif fort, capable de gouverner sans être à la merci des querelles partisanes. La Constitution de la Ve République, souvent qualifiée de « gaullienne », naît de ce besoin. Si elle assure la stabilité, elle soulève aussi des débats qui, plus de soixante ans plus tard, n’ont rien perdu de leur vigueur.
Une réponse aux crises de la IVe République
L’instabilité de la IVe République relève presque de la farce : 24 gouvernements en 12 ans, une valse ministérielle où les alliances éclatent aussi vite qu’elles se forment. Les partis politiques, plus préoccupés par des luttes intestines que par l’intérêt national, enchaînent les compromis stériles. Face à la guerre d’Algérie, ce régime d’impuissance touche ses limites. L’échec est flagrant.
Charles de Gaulle, alors à Colombey-les-Deux-Églises, attend son heure. Lorsqu’il est rappelé en mai 1958, il pose ses conditions : une nouvelle Constitution qui, à ses yeux, rétablit l’autorité de l’État. Cette vision, il l’exprime déjà en 1946, dans son célèbre discours de Bayeux :
« Il faut que le chef de l’État soit placé au-dessus des partis pour être l’arbitre national et le garant de la continuité de l’État. »
L’idée est radicale pour l’époque : rétablir un pouvoir exécutif puissant tout en conservant un système parlementaire. La rédaction de la Constitution est confiée à Michel Debré, juriste et gaulliste fervent.
Inspiré par le modèle britannique, il imagine un parlementarisme rationalisé, où le Président dispose de pouvoirs considérables. Ce dernier peut ainsi dissoudre l’Assemblée nationale en cas de blocage, recourir au référendum pour contourner les hésitations parlementaires et nommer le Premier ministre pour diriger l’action gouvernementale. Quant au Parlement, il voit ses pouvoirs encadrés pour éviter les obstructions qui ont paralysé la IVe République.
La rédaction, menée tambour battant, est expédiée en six semaines, dans un secret presque total, une précipitation qui interroge encore les historiens. Le 28 septembre 1958, la Constitution est validée par 82,6 % des votants lors d’un référendum. Le peuple, lassé des turpitudes de la IVe République, plébiscite la stabilité promise. Mais à quel prix ?
Le « coup d’État permanent »
Dès sa promulgation, la Ve République est vivement critiquée. François Mitterrand, figure de l’opposition, dénonce la Constitution comme un « coup d’État permanent » dans un pamphlet devenu célèbre. Selon lui, De Gaulle instaure un pouvoir personnel, à la limite du bonapartisme. Cette accusation trouve écho dans les réformes qui suivent.
Le recours fréquent au référendum par De Gaulle, présenté comme un outil de légitimité populaire, est perçu comme une façon déguisée d’imposer sa volonté tout en contournant les institutions traditionnelles. Le référendum de 1962, instaurant l’élection du Président au suffrage universel, marque un tournant dans cette critique : pour ses opposants, c’est un contournement brutal du Parlement et une dérive plébiscitaire.
La concentration des pouvoirs entre les mains du chef de l’État devient également un sujet de débat. Le Président, loin de n’être qu’un arbitre, devient le maître de l’exécutif, laissant au Parlement un rôle secondaire, celui d’une simple chambre d’enregistrement. Pour les détracteurs, ce déséquilibre fait de la Ve République une monarchie républicaine, où le Président dispose d’une autorité presque incontrôlée.
De Gaulle, fidèle à sa conception de l’État, balaie ces reproches avec fermeté. Pour lui, un pouvoir faible est incapable de répondre aux défis d’une nation moderne. Pourtant, en bâtissant ce système, il laisse en héritage un débat encore vivace aujourd’hui : jusqu’où peut aller un exécutif fort sans compromettre l’équilibre démocratique ?
Une constitution pérenne et adaptable
Malgré ces critiques, la Ve République montre une remarquable capacité de résistance et d’adaptation. Face aux crises politiques, économiques et sociales, elle ne vacille jamais. Si les successeurs de De Gaulle ne remettent pas en cause ses fondements, certains tentent d’y apporter des rééquilibrages nécessaires. Valéry Giscard d’Estaing, dans les années 1970, s’attache à redonner un peu de souffle au Parlement en élargissant ses pouvoirs. Mais ces ajustements demeurent marginaux face à l’omniprésence présidentielle.
Plus récemment, la réforme du quinquennat en 2000 modernise les institutions en ramenant la durée du mandat présidentiel à cinq ans. L’objectif est clair : dynamiser le système en synchronisant l’élection présidentielle avec les législatives. Toutefois, cette réforme renforce paradoxalement la présidentialisation du régime, en consolidant l’emprise du chef de l’État sur la majorité parlementaire issue des urnes.
La Ve République, malgré ses imperfections, offre à la France une stabilité inégalée. Elle permet des alternances politiques paisibles, une continuité gouvernementale face aux crises et un cadre institutionnel solide. Mais si elle résiste à l’épreuve du temps, elle n’échappe pas à l’usure. Aujourd’hui, le Parlement apparaît toujours comme un acteur secondaire, tandis que le pouvoir présidentiel reste au cœur des critiques.