La Syrie nous est devenue lointaine et peu compréhensible; elle ne fait plus effraction dans notre actualité, depuis de trop longues années, que dans le drame et même dans une sorte de surenchère de la tragédie. Mais elle est toujours restée chère à notre coeur, car elle est elle-même un creuset incomparable des civilisations méditerranéennes et du monde arabe, au-delà de critères contemporains de richesse et de puissance apparentes s’appliquant à la région considérée;

L’histoire de la Syrie peut donner le vertige: des origines aux royaumes hellénistiques, de l’ère romaine au christianisme, de l’islam et de la domination ottomane jusqu’à l’époque contemporaine. Il s’agit d’une civilisation dont l’espace-temps couvre « dix mille ans », dit-on souvent, voire un million d’années depuis le paléolithique. La richesse et à la complexité de cette histoire constituent un univers à la fois fabuleux et vertigineux, si important pour notre compréhension du monde, y compris d’aujourd’hui.
Se succèdent ainsi jusqu’aux épigones d’Alexandre: l’apparition des premiers villages agricoles au début du huitième millénaire avant J.-C., c’est-à-dire au néolithique ; l’accélération soudaine au troisième millénaire avant J.-C. à Mari sur l’Euphrate, où l’on écrit en caractères cunéiformes sumériens et où l’on découvre le « trésor d’Ur », constitué de statuettes en ivoire ; l’indépendance préservée d’Ugarit sur la côte méditerranéenne vis-à-vis des Hittites un millénaire plus tard, et l’ougaritique, considéré comme le premier alphabet de l’histoire ; la Syrie sous l’empire néo-babylonien au VIIe siècle av. J.-C., puis à la Perse achéménide ; la grande rencontre de l’Orient et de l’Occident sous les Séleucides, héritiers d’Alexandre le Grand, comme en témoignent les villes d’Antioche, de Lattaquié et d’Apamée, en mémoire respectivement du père, de la mère (Laodicée) et de l’épouse orientale (Afamia) de Séleucos Ier, ainsi que Doura Europos sur l’Euphrate.

La Syrie fut romaine. Au IIIe siècle de notre ère, l’empereur de Rome est Philippe l’Arabe (NB : il rétablit la paix sur le Danube et est parfois considéré comme le premier empereur chrétien) et, dans le même temps, le royaume de Palmyre se développe face aux Sassanides, qui ont succédé aux Parthes ; l’apogée de Palmyre est le règne de Zénobie – à la fois résistante, courageuse et aussi excessivement ambitieuse pour s’être proclamée impératrice -, qui finit par capituler devant Aurélien en 272, mais l’influence culturelle et économique de la ville ne se démentit plus.
Le christianisme a précédé l’islam et la domination ottomane. Les églises chrétiennes du Ve siècle sont nombreuses sur ce que l’on appelle le »plateau calcaire » ou encore « les villes mortes » au sud d’Alep. À la fin du IVe siècle, le christianisme s’est en effet imposé et la Syrie fut rattachée à Byzance. Dès le début, l’islam y fut florissant et la mosquée des Omeyyades, achevée en 715, devint un modèle jusque dans l’Espagne musulmane (cf. « L’Andalousie de Damas à Cordoue ») ; avec les Abbassides, Bagdad devint un nouveau centre ; à partir du XVIe siècle, la Syrie passa sous domination ottomane, laissant notamment à Damas la mosquée Sinan-Pacha et le Palais Azem, qui abrita un temps l’Institut français.
Il faut s’arrêter sur Apamée, au bord d’un plateau qui domine la vallée de l’Oronte et est un lieu magique. Pendant plusieurs siècles, vers le début du premier millénaire, ce fut une ville militaire qui, à son apogée au IIe siècle de notre ère, abritait des haras royaux, les chevaux de la cavalerie et 500 éléphants, sorte de force de dissuasion avant l’heure. Conquise par Pompée en 64 avant J.-C., qui en fit une province romaine, elle accueillit un temps Antoine et Cléopâtre. La reine s’y trouva enceinte. Cette rencontre n’est pas sans rappeler le mariage d’Alexandre et de ses généraux avec des princesses perses à Suse, scellant la rencontre de l’Orient et de l’Occident. Mais s’il y a du romantisme dans l’histoire, qui n’est d’ailleurs parfois qu’un mythe, l’histoire dans son ensemble en est dépourvue. Elle est souvent tragique.
En énumérant ces périodes, qui se superposent comme des strates géologiques, nous parvenons à la période contemporaine et sommes tout aussi abasourdis aujourd’hui par le choc de la guerre qui se poursuit en Syrie. Cette nation semble être sortie de l’histoire, aspirée dans une spirale de destruction, loin des échos du monde.
Mais pour mieux comprendre la nature de la République arabe syrienne, il faut aussi regarder la place qu’y occupent les religions, les minorités et la culture. Sur cette terre chrétienne depuis les premiers siècles de notre ère, mais devenue majoritairement musulmane, onze religions chrétiennes furent officiellement reconnues par le régime de Damas.
Parmi les autres minorités, on trouvait les Arméniens, qui vivent en Syrie depuis que la Cilicie fit partie du royaume de Tigrane, aux IIe et Ier siècles avant J.-C. Certaines familles vivent à Alep depuis le XVe siècle, où réside une grande partie de la communauté. Le flux s’est accru avec le génocide de 1915, dont une grande partie s’est déroulée dans la région de l’Euphrate, autour de la ville de Deir Ezzor. Les Alaouites, comme les Druzes, appartiennent à l’islam chiite, mais il est difficile de percevoir clairement la dimension religieuse de cette communauté. De plus, le président Assad, bien qu’Alaouite, épousa une sunnite, une Britannique d’origine syrienne née à Londres. Dans les premières années de son mandat, les relations du pays avec le wahhabisme saoudien semblaient s’être apaisées, tandis que le prince héritier Abdallah, futur roi, avait une épouse syrienne issue de la tribu nomade des Chammar, dispersée du Nejd à Palmyre et dans d’autres États de la région.
Au cœur de la vieille ville de Damas, se trouvait le quartier juif. Réduit à une synagogue et à quelques maisons, la communauté s’est dispersée, surtout après la guerre des Six Jours et la guerre du Kippour. Mais aucune des maisons n’a été profanée et les Syriens disaient qu’elles seraient toujours préservées en prévision des retours. Au Musée national de Damas, les plus belles pièces étaient des fresques figuratives des IIe et IIIe siècles, encore uniques à ce jour, provenant de l’une des plus anciennes synagogues antiques connues. Cet immense édifice, enfoui dans les profondeurs du sous-sol – qui l’avait protégé pendant tant de siècles – le long des remparts de Dura Europos sur l’Euphrate, la « Pompéi de l’Orient », a été mis au jour en 1930 et restauré sous le mandat français.
De leur côté, les Kurdes s’agitèrent à plusieurs reprises dans ce que l’on appelle le « bec de canard », à l’extrême nord-est du pays. Mais la situation resta sous contrôle avant le conflit actuel, car ils jouissaient d’une relative autonomie. Les Palestiniens formaient une communauté importante. Ils disposaient d’un statut et pouvaient se procurer un travail. Nous en employions à l’ambassade de France. Enfin, les chiites n’étaient pas clairement identifiables en tant que tels, à l’exception de groupes importants d’Iraniens, que l’on voiyait surtout à l’aéroport et qui venaient en pèlerinage au mausolée de Saida Zeinab, dans la banlieue de Damas, dédié à une petite-fille du Prophète.
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Les sentiments, la nostalgie et la compassion aujourd’hui, ne peuvent jamais être dissociés des intérêts dans les relations d’État à État. À Damas en 1984 où – premier chef d’État français depuis l’indépendance du pays en 1943 – il fut reçu par Hafez el-Assad, le président Mitterrand avait résumé notre position fondamentale en déclarant que « rien ne (pouvait) s’accomplir au Proche-Orient sans le concours de la Syrie ». Le président Chirac fut le seul chef d’État occidental à se rendre en juin 2000 aux obsèques de Hafez el-Assad. Cela lui fut reproché en dehors de la Syrie, mais avait conforté des liens historiques très forts avec ce pays. Les Syriens regardaient la France sans préférence partisane; elle était pour eux un pays qui incarnait la recherche d’équilibres au service de la paix et épris de justice, ce qui était en particulier très fortement ressenti par la communauté alaouite, longtemps déconsidérée et qui accéda au pouvoir grâce à elle.
Pour des raisons qui n’appartiennent pas qu’au passé et à l’apogée de notre relation bilatérale il y a un peu plus d’une vingtaine d’années – alors que la France avait en quelque sorte porté sur les fonts baptismaux un jeune président de moins de 40 ans -, mais relèvent des impératifs géostratégiques d’aujourd’hui, il faut à nouveau se pencher sur cette terre de haute civilisation, malgré l’incongruité du terme au regard de la violence qui continue à la ravager.
Il y eut un « printemps de Damas » précédant de plus de dix ans un « printemps arabe » qui vira au cauchemar; il suscita espoir et même euphorie et se traduisit par un bouillonnement de débats au sein de l’intelligentsia et par la promotion de réformes. Cette évolution par trop embryonnaire fut contrecarrée par une inertie interne et aussi des bouleversements régionaux. Mais il faut continuer à croire, comme le disait le général de Gaulle à propos de la jeunesse, que: « tout recommencera » et qu’une longue descente aux enfers s’arrêtera au coeur de Damas, au bout de la Via Recta romaine, là où se convertit Paul de Tarse. Paul, c’est comme chacun d’entre nous, le Jésuite Paolo Dall’Oglio, disparu pendant le conflit, sans doute à Raqqa, qui en appelait à notre « devoir , humaniste et universel » (sua humaniste ed universelle devozione).
► La Syrie, vingt ans après (08/02/2023)
→ https://www.entreprendre.fr/la-syrie-vingt-ans-apres/
► RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS (01-02/2024)
двадцать лет спустя – Грустные свидетельства очевидца –
№1 2024 Январь/Февраль
→ https://globalaffairs.ru/articles/siriya-dvadczat-let-spustya/
► MUSETOUCH VISUAL ARTS/ Maia Sylba, Editor (07/2024)
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