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Le torchon brûle entre Dassault Aviation et Airbus Defence & Space. Les deux industriels s’affrontent violemment sur le cœur du programme SCAF (Système de combat aérien du futur), censé incarner la souveraineté européenne en matière de défense aéronautique. En jeu : la maîtrise d’œuvre du futur avion de combat NGF (New Generation Fighter), qui doit succéder au Rafale et à l’Eurofighter à l’horizon 2040. Un conflit à haute intensité qui menace tout l’équilibre d’un programme déjà miné par les divergences industrielles et politiques.
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Lancé en 2017 à l’initiative de la France, le SCAF réunit aujourd’hui Paris, Berlin et Madrid autour d’une architecture technologique modulaire. Le pilier n°1, dédié au développement du NGF, a été officiellement confié à Dassault Aviation selon le principe du « meilleur athlète ». Mais cette désignation ne tient plus que sur le papier. Dans les faits, Airbus conteste frontalement le leadership de Dassault, et les filiales allemande et espagnole du groupe bloquent toute avancée concrète. Résultat : la phase 2 du programme, qui devait démarrer début 2026, est au point mort.
Dassault revendique un leadership sans partage
Le PDG de Dassault, Éric Trappier, dénonce depuis plusieurs mois l’impossibilité d’exercer une vraie maîtrise d’œuvre. Il fustige un modèle de gouvernance « à trois co-co-co », dans lequel aucun acteur ne peut trancher ni choisir librement ses sous-traitants. Côté français, la Direction générale de l’armement (DGA) soutient ouvertement Dassault. Emmanuel Chiva, Délégué général pour l’armement, a affirmé devant les parlementaires qu’il fallait confier 51 % du pilier 1 à l’industriel français pour avancer. Berlin voit dans cette exigence une manœuvre hégémonique, allant jusqu’à évoquer une demande de 80 % – une version que Paris rejette catégoriquement.
Airbus soutenu par Berlin et Madrid
Face à Dassault, Airbus fait bloc avec ses soutiens à Berlin et Madrid. Plusieurs responsables allemands ont publiquement remis en cause le rôle de Dassault dans le projet. Selon Politico, le gouvernement allemand a même envisagé, en septembre, un scénario sans la France. De son côté, le patron d’Airbus Defence & Space, Michael Schoellhorn, a jeté un pavé dans la mare dès août en déclarant qu’il n’y avait « aucune raison de poursuivre » le SCAF sans respect des règles de gouvernance initiales. La réorganisation interne d’Airbus DS en juillet 2025 n’a fait que renforcer sa capacité à tenir cette ligne dure.
Côté français, trois exigences sont posées comme non négociables : un NGF opérationnel d’ici 2040, des moteurs puissants garantissant la supériorité aérienne, et la liberté d’exportation. Des points considérés comme essentiels pour la dissuasion nucléaire française, l’autonomie stratégique et la souveraineté industrielle. Mais ils achoppent sur des désaccords profonds avec les partenaires allemands et espagnols, notamment sur les droits à l’export.
Un conflit industriel devenu politique et personnel
Le ton est monté d’un cran fin octobre. À l’occasion de la présentation des résultats trimestriels d’Airbus, Guillaume Faury a lancé une pique directe : « S’ils ne sont pas d’accord pour continuer, ils sont libres de quitter le SCAF. » Une déclaration qui reprend celle, déjà tranchante, de juillet dernier. Éric Trappier n’a pas tardé à répliquer, mettant en avant l’expérience unique de Dassault : « On sait faire un avion de combat de A à Z. » Propos tenus à l’inauguration d’un nouveau site dédié au Rafale à Cergy. L’affrontement n’est plus seulement technique : il est désormais frontal et public.
Le conflit repose aussi sur un déséquilibre de fond. En acceptant l’entrée de l’Espagne, Paris a transformé un duo franco-allemand en triangle instable. La coentreprise créée en Allemagne entre Safran et MTU pour les moteurs (pilier 3) a encore renforcé le poids industriel de Berlin. Surtout, Airbus a mis la main sur deux autres piliers stratégiques du programme : les drones et le cloud de combat. De quoi peser lourd dans les arbitrages, et marginaliser Dassault, qui se retrouve isolé sur le seul pilier 1.
Vers un échec du SCAF sans accord d’ici fin 2025 ?
Une échéance décisive se profile d’ici fin 2025. Les trois pays partenaires doivent impérativement trouver un accord. Sans compromis, plusieurs scénarios sont sur la table : une poursuite du programme sans la France, un développement national du NGF par Dassault seul – crédible sur le plan technologique mais très coûteux –, ou un blocage prolongé qui repousserait le calendrier au-delà de 2040. Une perspective incompatible avec les besoins de la dissuasion française et l’ambition européenne d’autonomie stratégique.
En réalité, ce bras de fer dépasse la simple rivalité industrielle. Il cristallise deux visions opposées de la défense européenne. La France défend une souveraineté militaire pleine et entière, incompatible avec une gouvernance à trois têtes. L’Allemagne, elle, mise sur une intégration plus poussée, même au prix d’un compromis permanent. Depuis l’arrivée de Friedrich Merz à la chancellerie en mai 2025, les tensions politiques bilatérales ont redoublé, compliquant encore les négociations.
Dans ce contexte, le recul de l’engagement américain en Europe depuis l’élection présidentielle de 2024 rend plus urgente encore la capacité du continent à concevoir ses propres systèmes de défense. Mais si Airbus et Dassault ne parviennent pas à s’entendre, le projet SCAF risque bien de devenir un cas d’école : celui d’une ambition européenne plombée par ses contradictions internes.


