La Ruche qui dit Oui ! en quête d’équilibre

Depuis 2011, La Ruche qui dit Oui expérimente un circuit court numérique à grande échelle. Mais son modèle peine à conjuguer impact et rentabilité.

Résumé Résumé

Depuis plus de dix ans, La Ruche qui dit Oui ! avance avec l’allure tranquille d’un projet « à impact », nourri de bonnes intentions, de financements solides et d’un joli storytelling. L’idée ? Relier producteurs locaux et consommateurs via une plateforme numérique. Une sorte de start-up agricole 2.0, entre logiciel open-source, communauté engagée et retour à la terre.
Mais derrière les ambitions affichées, le modèle tangue. Il oscille entre les exigences du marché, les valeurs de l’économie sociale et la réalité des marges. Le résultat : une trajectoire passionnante, mais toujours en quête d’équilibre.

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Une plateforme numérique pour réinventer les circuits courts

L’histoire commence comme beaucoup d’aventures de la tech : dans un contexte d’effervescence numérique, en 2010. Trois profils atypiques – mais complémentaires – en posent les fondations : Guilhem Chéron, designer industriel et petit-fils d’agriculteur ; Marc-David Choukroun, spécialiste du marketing digital ; et Mounir Mahjoubi, qui deviendra plus tard secrétaire d’État au Numérique.

Très vite, l’idée séduit quelques poids lourds de l’investissement français. Xavier Niel (Free), Marc Simoncini (Meetic) ou encore Christophe Duhamel (Marmiton) sortent leurs carnets de chèques pour un premier tour de table de 115 000 euros, avant même la création officielle. C’est dire si le concept coche alors toutes les cases du moment.

La première “ruche” ouvre ses portes le 21 septembre 2011, au Fauga, en Haute-Garonne. Une fonctionnaire, Odile Mailhé, décide de transformer sa maison en point de distribution. À partir de ce petit acte local, un réseau décentralisé se met en place, fondé sur la responsabilité individuelle et l’engagement bénévole. C’est le cœur du modèle : pas de magasins, pas de salariés en local, mais une plateforme numérique et des relais motivés.

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Un modèle économique basé sur la précarité

Sur le papier, l’architecture économique est élégante : une double intermédiation rémunérée à travers une commission globale de 20 % sur chaque vente. Celle-ci est répartie entre le responsable de ruche (41,75 %) et la société Equanum, qui pilote la plateforme (58,25 %).

Pour une commande de 100 euros hors taxes, le producteur touche 80 euros, le responsable de ruche 8,35 euros, et la plateforme 11,65 euros. Le système permet une croissance rapide et peu coûteuse : pas de loyers, pas de stocks, et des “reines” qui trouvent leurs propres locaux.

Mais à y regarder de plus près, le modèle repose sur une forme d’économie low cost sociale. Environ 55 % des responsables sont auto-entrepreneurs, 20 % passent par une structure associative. Leur rémunération moyenne tourne autour de 400 à 500 euros par mois, pour une dizaine d’heures de travail hebdomadaire, sans couverture sociale suffisante.

Le paradoxe saute aux yeux : une entreprise qui revendique la transition alimentaire et la justice économique s’appuie en réalité sur une main-d’œuvre précaire, très majoritairement féminine (80 % des responsables), sans garanties ni droits solides.

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Entre innovation sociale et critiques du capitalisme vert

La Ruche a beau se dire complémentaire des AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), les tensions sont réelles, voire structurelles.

Les AMAP, elles, reversent 100 % du prix payé au producteur, sans intermédiation. Le modèle est contractuel, engagé, souvent militant. À l’inverse, La Ruche prélève deux commissions et fonctionne sans contrat à long terme.

Résultat : les AMAP accusent la Ruche de reproduire une forme édulcorée de grande distribution – prix plus élevés (jusqu’à 20 % selon certaines estimations), débouchés incertains pour les producteurs, dépendance au flux numérique.

La plateforme répond en soulignant sa souplesse et sa capacité à capter des urbains moins engagés mais curieux. Mais la critique reste pertinente : peut-on faire du local avec les outils de l’économie de plateforme, sans importer ses effets pervers ?

Vers une consolidation prudente d’un réseau européen

Portée par l’enthousiasme initial, La Ruche se lance rapidement à l’international. Belgique, Allemagne, Italie, Espagne, Suisse, Pays-Bas, Royaume-Uni : l’idée séduit, le modèle s’exporte.

En 2015, l’entreprise lève 8 millions d’euros auprès de fonds internationaux comme Union Square Ventures (Twitter, Zynga) et Felix Capital. Le développement est rapide, mais la structure reste centralisée autour de la plateforme française.

La crise sanitaire de 2020 agit comme un révélateur : 50 000 nouveaux clients en deux mois, panier moyen doublé, nouveaux producteurs. L’euphorie semble justifiée.

Mais elle est de courte durée. L’entreprise se diversifie : rachat du Comptoir Local en 2018 pour faire de la livraison à domicile, ouverture de huit boutiques physiques en Île-de-France dès 2021. Deux erreurs stratégiques.

En 2023, la nouvelle direction tranche. Tout est arrêté. Les boutiques sont jugées non rentables, mal positionnées, lancées trop tôt. Les services logistiques sont fermés, des licenciements sont opérés. Retour au modèle de base. Fini les rêves d’intégration verticale.

Un modèle toujours fragile

Derrière l’apparente solidité du réseau, les comptes ne suivent pas. Dès 2014-2015, les pertes cumulées dépassent 2,5 millions d’euros. En 2019, l’entreprise accuse une perte nette de 916 846 euros, pour 5,86 millions d’euros de chiffre d’affaires.

La structure de coûts reste inadaptée à la réalité des circuits courts : pas d’économies d’échelle, coûts logistiques élevés, marges faibles.

Et lorsque l’inflation de 2022 frappe, les arbitrages sont cruels : les consommateurs délaissent les produits locaux, souvent perçus comme chers. Le réseau s’effrite, certaines ruches ferment, les revenus des producteurs comme des responsables plongent.

Le paradoxe est là, une fois de plus : un acteur reconnu pour son impact social et environnemental, incapable de trouver l’équation économique durable.

Labels, reconnaissance… et contradictions persistantes

L’entreprise ne manque pas de distinctions officielles. Elle est certifiée B Corp depuis 2017, agréée ESUS (Entreprise solidaire d’utilité sociale) depuis 2014 et membre d’organisations influentes comme Ashoka ou le Mouves.

Mais cette reconnaissance n’efface pas les fragilités internes. Les labels valident une intention, pas une rentabilité. L’entreprise reste structurellement déficitaire, tout en s’appuyant sur des travailleurs peu protégés.

Un modèle qui entend changer les règles du jeu tout en jouant sur le même terrain que les acteurs classiques de la distribution… avec beaucoup moins de moyens.

Vers une stabilisation prudente du modèle de départ

En 2023, Philippe Crozet et Adrien Sicsic prennent les commandes. Objectif : resserrer les boulons, revenir au modèle d’origine, recentrer la stratégie. Malgré la fermeture de certaines ruches, le réseau reste dense : 1 200 ruches en Europe, 10 000 producteurs, plus de 200 000 consommateurs réguliers en 2024.

Des signes faibles de reprise apparaissent. Exemple : la réouverture d’une ruche à Saint-Dizier en 2025, après plusieurs années d’interruption. Mais le ton a changé. Moins d’expansion, plus de consolidation.

En quinze ans, La Ruche qui dit Oui ! a reversé 250 millions d’euros aux producteurs. Elle a contribué à populariser les circuits courts, à créer un réseau alimentaire décentralisé à l’échelle européenne, à faire bouger les lignes. Mais elle reste aussi l’exemple d’une utopie transformée en compromis permanent. Le capitalisme à impact a ses vertus, mais aussi ses limites. On ne change pas la distribution alimentaire sans affronter de front ses lois économiques.

Le dilemme reste entier : comment bâtir une alternative à la grande distribution, sans tomber dans ses travers, ni s’échouer sur ses marges ? La Ruche qui dit Oui ! n’a pas encore la réponse. Mais elle a posé les bonnes questions.



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