Doctolib : une rentabilité fragile soutenue par l’argent public

Malgré l’annonce de sa récente rentabilité, Doctolib continue d’afficher des pertes importantes, soutenu en grande partie par des financements publics via Bpifrance.

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Derrière l’annonce d’une rentabilité récente, la première licorne française de la e-santé continue de reposer sur un modèle coûteux, déficitaire depuis douze ans, et financé en grande partie par des fonds publics.
Doctolib a officiellement franchi le cap de la rentabilité à l’automne 2025. C’est du moins ce qu’a déclaré son cofondateur et CEO, Stanislas Niox-Chateau, dans une interview accordée à BFM TV : l’entreprise serait « rentable depuis quelques semaines ». Cette annonce marque un tournant pour la première licorne française de la e-santé, créée en 2013, après plus d’une décennie de croissance soutenue… et de pertes accumulées.

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Les chiffres racontent pourtant une histoire plus contrastée. En 2024, Doctolib a affiché un résultat net négatif de 110 millions d’euros, selon des documents révélés par Marianne. Un chiffre bien éloigné des –53,8 millions d’euros d’EBITDA ajusté mis en avant par l’entreprise, un indicateur qui exclut amortissements, intérêts, impôts et autres charges significatives. Autrement dit, Doctolib revendique une forme de rentabilité sans être réellement bénéficiaire.
Le décalage entre les indicateurs comptables et la communication officielle interroge sur la solidité du modèle économique, alors même que la valorisation de l’entreprise reste élevée : 5,8 milliards d’euros, soit plus de 16 fois son revenu annuel récurrent (348 millions d’euros en 2024).

Un modèle économique structurellement déficitaire

Depuis sa création, Doctolib a accumulé plus de 600 millions d’euros de pertes, dont une année particulièrement critique en 2022 avec un déficit de 168 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 217 millions. À cette époque, chaque rendez-vous coûtait à la plateforme environ 80 centimes, alors qu’il ne lui rapportait que 46 centimes. Si la situation s’est depuis améliorée, le modèle reste extrêmement tendu.
L’entreprise repose sur une source de revenus quasi exclusive : les abonnements des professionnels de santé. En 2024, ces abonnements représentaient 99 % du chiffre d’affaires. Les praticiens paient en moyenne entre 139 € et 149 € par mois pour l’outil de gestion de cabinet, auxquels peuvent s’ajouter des services complémentaires (téléconsultation, messagerie, visibilité).

Cette dépendance à un marché professionnel limité rend la structure financière vulnérable à tout changement réglementaire, fiscal ou concurrentiel. D’autant plus que 97 % du chiffre d’affaires est réalisé sur deux marchés : la France (80 %) et l’Allemagne (17 %). L’Italie, dernier pays entré dans le périmètre, ne représente que 2,6 % des revenus.

Des pertes couvertes par l’investissement public

La capacité de Doctolib à supporter de tels déficits pendant plus d’une décennie s’explique en grande partie par la confiance — et les investissements — de ses actionnaires. En première ligne : Bpifrance, bras armé financier de l’État. Depuis 2017, la banque publique a injecté 211 millions d’euros dans l’entreprise, devenant l’un de ses actionnaires principaux avec environ 12 % du capital.
Ce soutien s’inscrit dans une stratégie de souveraineté numérique assumée par les pouvoirs publics. L’État considère Doctolib comme un outil structurant du système de santé français. Le fait que la plateforme soit utilisée par 50 millions de patients en France justifie, selon ses défenseurs, un maintien sous pavillon national.

En 2022, Doctolib a levé 500 millions d’euros lors de son dernier tour de table, avec Bpifrance en co-lead investor aux côtés d’Eurazeo. En tout, plus de 800 millions d’euros ont été levés depuis la création de l’entreprise. Des montants qui permettent à la plateforme de soutenir une croissance rapide, notamment par le biais de recrutements (3 000 salariés à ce jour, objectif : 3 500) et d’investissements massifs dans la R&D.

Un acteur privé au cœur de la santé publique

Gratuite pour les patients, intégrée dans le quotidien de dizaines de millions de Français, utilisée par les professionnels de santé pour la gestion des consultations, Doctolib est aujourd’hui un maillon essentiel du système de santé, sans pour autant être un service public.
La plateforme reste une entreprise privée, à but lucratif, dont les services sont facturés aux professionnels. Mais sa position dominante — quasi monopolistique sur la prise de rendez-vous médicaux en France — lui confère un statut hybride, entre prestataire technique et acteur quasi institutionnel.

Cette ambiguïté soulève des questions : qui contrôle vraiment l’orientation stratégique d’un acteur aussi central ? Quelles garanties de pérennité si les actionnaires privés demandent un retour rapide sur investissement ? Et que devient ce modèle si l’État se désengage ?

L’intelligence artificielle, nouvel horizon et nouveau coût

Depuis 2024, Doctolib accélère sa diversification technologique via l’intelligence artificielle. L’entreprise a consacré 115 millions d’euros à la R&D en un an, en grande partie pour développer son « Assistant de consultation », un outil d’IA générative qui rédige automatiquement les comptes rendus médicaux. Lancé officiellement en octobre 2024, il a déjà été utilisé lors de plus de 3 millions de consultations au printemps 2025.

En parallèle, Doctolib a racheté deux start-ups spécialisées dans la reconnaissance vocale et l’assistance téléphonique (Aaron.ai et Typeless), pour intégrer ces briques technologiques dans ses services.
Ces investissements sont présentés comme une réponse aux besoins des praticiens et un moyen de consolider la position concurrentielle de la plateforme. Mais ils posent une nouvelle équation : comment rester rentable tout en maintenant un niveau d’investissement aussi élevé ?
Car ces dépenses, si elles se prolongent, pourraient rapidement faire basculer à nouveau les comptes dans le rouge, et relancer une dynamique de financement externe.

Vers une rentabilité durable ou une dépendance prolongée ?

Doctolib affirme que ses pertes passées étaient « volontaires et contrôlées », justifiées par des investissements stratégiques de long terme. Le virage de l’intelligence artificielle s’inscrit dans cette logique. Mais cette trajectoire repose sur un équilibre incertain : celui d’une entreprise qui n’a atteint l’équilibre qu’après douze ans de déficit, grâce à un soutien public massif, et dont les marges restent sous pression.
La rentabilité déclarée en 2025 ne pourra être confirmée que si elle se maintient sur plusieurs trimestres. Or, l’entreprise reste fortement exposée à des risques structurels : dépendance à un seul produit, à un nombre limité de clients professionnels, à deux marchés géographiques, et à des financements externes encore nécessaires.

Doctolib est aujourd’hui un acteur central de la santé française, mais sa stabilité financière reste relative. La véritable question n’est donc pas de savoir si Doctolib est rentable aujourd’hui, mais si elle pourra le rester demain — sans un nouvel appui massif de l’argent public.



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