En cinq ans, les stablecoins ont quitté les marges de l’univers crypto pour s’installer au cœur de l’économie mondiale. Leur capitalisation dépasse désormais les 250 milliards de dollars, leur usage ne cesse de se diversifier, et les institutions financières les intègrent à marche forcée. Encadrés par des lois ambitieuses aux États-Unis et en Europe, ils participent à une redéfinition en profondeur des infrastructures monétaires et des rapports de pouvoir financiers.
Rappel : Un stablecoin est un actif numérique conçu pour maintenir une valeur stable, généralement en étant adossé à une monnaie fiduciaire comme le dollar ou l’euro. Il combine la stabilité des devises traditionnelles avec la programmabilité et la liquidité des technologies blockchain.
La capitalisation des stablecoins a atteint 255 milliards de dollars en juin 2025, en hausse de 23 % depuis le début de l’année. Cette progression confirme une tendance de fond : l’expansion rapide d’un instrument longtemps cantonné aux échanges spéculatifs, aujourd’hui au cœur de nombreux cas d’usage réels.
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En 2018, leur capitalisation mondiale n’excédait pas un milliard de dollars. Trois ans plus tard, elle franchissait la barre des 100 milliards. L’année 2025 marque un nouveau seuil, tant en volume qu’en qualité d’adoption. Selon une étude d’Artemis, près de 94,2 milliards de dollars de paiements réels ont été effectués en stablecoins entre janvier 2023 et février 2025 – hors arbitrage et trading.
Deux géants dominent un marché sous tension
Le marché reste dominé par deux émetteurs. Tether, avec son stablecoin USDT, capte 62 % de la capitalisation totale, soit 155 milliards de dollars. Cette suprématie s’explique par sa liquidité exceptionnelle sur les plateformes d’échange et son ancienneté.
Face à lui, Circle consolide sa position avec l’USDC. Avec une capitalisation de 61 milliards de dollars et une croissance de 17 milliards depuis janvier, USDC attire les institutions, notamment américaines, grâce à une conformité réglementaire rigoureuse.
Ensemble, ces deux acteurs représentent plus de 86 % du marché. Mais ce duopole pourrait se fissurer sous l’effet de nouvelles dynamiques, comme l’arrivée de stablecoins émis par des banques traditionnelles, ou les initiatives souveraines à l’échelle européenne.
Les banques s’approprient les monnaies numériques
Le monde bancaire et financier, longtemps sceptique, a changé de posture. L’entrée en Bourse de Circle le 5 juin 2025 a marqué les esprits : valorisée 6,9 milliards de dollars lors de l’IPO, la société dépasse aujourd’hui les 77 milliards, portée par un engouement massif des investisseurs. Le catalyseur ? Le vote du GENIUS Act au Sénat américain, qui fournit enfin un cadre fédéral aux stablecoins.
De leur côté, les géants de la finance adoptent une stratégie d’intégration rapide. JPMorgan a lancé en juin un « deposit token » sur la blockchain publique Base, une première pour une banque commerciale. BlackRock développe le fonds tokenisé BUIDL, qui atteint déjà 2,9 milliards de dollars et est accepté comme collatéral sur des plateformes comme Crypto.com.
En Europe, Société Générale-FORGE a ouvert une brèche en devenant la première banque mondiale à émettre un stablecoin dollar – l’USD CoinVertible (USDCV) – sur Ethereum et Solana, avec Bank of New York Mellon comme dépositaire.
États-Unis et Europe : deux régulations structurantes
L’encadrement réglementaire joue un rôle décisif dans cette phase d’institutionnalisation. Aux États-Unis, le GENIUS Act impose des réserves garanties à 100 %, des audits annuels, et une supervision fédérale par l’OCC. Il interdit également tout versement d’intérêts aux détenteurs.
En Europe, le règlement MiCA est entré en vigueur fin 2024. Six mois plus tard, 53 entreprises ont obtenu une autorisation. L’absence remarquée de Tether sur la liste pousse plusieurs plateformes à retirer l’USDT dans certaines juridictions. À l’inverse, Circle et SG-FORGE bénéficient d’un avantage réglementaire clair.
Le cadre européen impose aux émetteurs d’être agréés comme établissements de monnaie électronique et d’opérer avec une transparence comptable complète. La France joue ici un rôle central, tant dans la supervision (ACPR, AMF) que dans l’innovation réglementaire.
La domination du dollar dans un nouvel ordre géopolitique
L’émergence des stablecoins ne se limite pas aux dimensions économiques ou techniques. Elle interroge les équilibres monétaires mondiaux. À l’heure actuelle, 99 % des stablecoins sont libellés en dollars. Cette dollarisation numérique renforce l’influence des États-Unis sur les flux financiers globaux.
L’Europe tente d’y répondre avec des initiatives comme l’EUR CoinVertible ou le projet d’euro numérique, dont une première décision est attendue en octobre 2025. Mais l’asymétrie reste considérable.
D’autres usages soulèvent des préoccupations de sécurité. Le stablecoin A7A5, adossé au rouble russe, a facilité plus de 9 milliards de dollars de transactions en contournant les sanctions occidentales, en passant par l’USDT et des juridictions non alignées.
Enfin, les émetteurs privés de stablecoins deviennent des acteurs souverains de fait. Tether détient à lui seul près de 120 milliards de dollars en bons du Trésor américain, soit davantage que l’Allemagne. Cela confère à une société non bancaire un pouvoir systémique d’ampleur inédite.
Des cas d’usage concrets dans l’économie réelle
Les stablecoins sont désormais un outil quotidien pour de nombreuses entreprises. Dans les paiements interentreprises, ils permettent des règlements instantanés, 24/7, avec des frais réduits et une meilleure traçabilité.
Des fintechs françaises comme Fipto proposent des solutions transfrontalières pour PME et grandes entreprises, réduisant les délais de paiement de plusieurs jours à quelques minutes. La Société Générale elle-même utilise ses propres stablecoins pour la gestion de trésorerie.
Les extensions de paiement en stablecoins sont désormais intégrées à Shopify, Prestashop, Magento. Dans certains cas, les entreprises utilisent ces instruments pour éviter les effets de change dans des zones monétaires instables.
Une architecture monétaire en pleine recomposition
Ce que dessinent les stablecoins, au-delà des chiffres, c’est une mutation de l’infrastructure monétaire mondiale. Entre monnaies numériques de banques centrales, fonds tokenisés, dépôts bancaires sur blockchain et stablecoins privés, un nouvel espace se forme.
Les banques centrales répondent avec prudence. En France, la Banque de France mène des stress tests pour anticiper les risques systémiques que pourraient poser ces innovations. Les émetteurs de stablecoins deviennent des entités systémiques sans être régulés comme des banques traditionnelles.
Les prévisions sur l’avenir divergent. Citigroup voit dans 2025 le « moment ChatGPT » des stablecoins, prédisant une capitalisation à 1,6 voire 3,7 trillions de dollars d’ici 2030. JPMorgan reste plus réservé, misant sur 500 milliards à horizon 2028.