Euro numérique : la fin de l’anonymat dans vos paiements ?

Peut-on faire confiance à une monnaie numérique européenne ? Derrière le projet, des enjeux de souveraineté et de vie privée majeurs.

La Banque Centrale Européenne (BCE) veut créer une nouvelle forme de monnaie, numérique, publique, universelle. Un euro qui ne tiendrait pas dans la poche, mais dans une application. Officiellement, il ne s’agit pas de remplacer les billets, mais de réinventer leur fonction dans un monde dominé par les géants du paiement.

Souveraineté : un mot qui revient, avec insistance

À première vue, l’idée est presque banale : permettre aux Européens de payer sans passer par Visa, Mastercard ou PayPal. Plus de confort, plus de sécurité, et surtout, plus de souveraineté. Un mot que l’on n’entendait plus guère dans les couloirs bruxellois, et qui s’invite soudain dans toutes les bouches.

Il faut dire que l’Europe dépend à 70 % d’acteurs extra-européens pour ses paiements numériques. Quand Visa et Mastercard ont suspendu leurs opérations en Russie après l’invasion de l’Ukraine, l’alerte a été immédiate : que se passerait-il si ces leviers tombaient demain entre des mains politiques moins alignées ? Réponse de la BCE : inventer notre propre outil, avant que d’autres le fassent à notre place.

Argent dématérialisé

L’euro numérique, c’est un projet aussi simple dans son ambition que vertigineux dans ses implications. Créer une version digitale de l’euro, émise directement par la BCE, accessible à tous — citoyens, entreprises, collectivités. Une sorte de « billet dématérialisé », stocké dans une application mobile, valable partout dans la zone euro. Gratuit pour les particuliers, utilisable hors ligne pour les petits montants, et doté d’un cours légal.

Sur le papier, l’innovation est douce : il ne s’agit pas de supprimer le cash, mais de le compléter. Dans la réalité, il s’agirait d’un basculement historique. Car jusqu’ici, la monnaie numérique en circulation provenait exclusivement des banques commerciales. L’euro numérique ferait entrer chaque citoyen dans une relation directe avec la banque centrale.

Une promesse de sécurité… et de contrôle

Les partisans du projet avancent des arguments rationnels : sécurité renforcée, moindre dépendance au secteur privé, compatibilité avec l’identité numérique européenne en cours de déploiement. L’idée est de proposer une alternative publique là où aujourd’hui ne prospèrent que des solutions privées, souvent américaines, parfois opaques.

Mais la promesse d’un euro numérique universel réveille aussi une peur latente : celle d’une société du contrôle. Même si la BCE affirme ne pas vouloir surveiller les transactions, la nature même d’un outil numérique permet la traçabilité. L’anonymat, pilier du cash, ne sera possible que pour de très petites transactions, et encore, sous certaines conditions. À terme, que restera-t-il de l’espace de liberté laissé par l’argent liquide ?

Les banques commerciales sur le pied de guerre

Mais la résistance ne vient pas d’abord des citoyens. Elle vient des banques. Et elles n’y vont pas par quatre chemins : pour elles, ce projet est à la fois coûteux et dangereux. Couteux, car il leur imposerait d’investir dans de nouveaux systèmes de distribution. Dangereux, car il pourrait provoquer une érosion des dépôts bancaires au profit de portefeuilles détenus auprès de la BCE.

En cas de crise financière, un glissement massif vers la monnaie centrale pourrait amplifier les paniques bancaires, réduisant la capacité des banques à prêter. Pour éviter cette « désintermédiation », la BCE propose un plafonnement des avoirs individuels, entre 1 500 et 3 000 euros. Un compromis technique… qui ne satisfait personne.

Le vieux fantasme du portefeuille transparent

Derrière le débat monétaire, c’est un clivage politique plus profond qui s’installe : celui entre sécurité collective et libertés individuelles. Peut-on imaginer une monnaie numérique qui garantisse à la fois la traçabilité des fonds — exigée par la lutte contre le blanchiment — et une protection robuste de la vie privée ?

Certains députés, comme le Luxembourgeois Fernand Carizer, s’inquiètent. Pour lui, confier la gestion de l’euro numérique à une autorité publique serait ouvrir la porte à une surveillance insidieuse. Mieux vaudrait que le système soit distribué par des acteurs privés « contrôlables ». D’autres, au contraire, y voient une opportunité pour reconfigurer l’espace public numérique autour de valeurs démocratiques et de droits fondamentaux.

Sur ce point, la BCE se veut rassurante. Elle promet un anonymat partiel, une fonction hors ligne, et affirme ne pas vouloir accéder aux données de transaction. Mais les promesses institutionnelles suffisent-elles face à la défiance technologique croissante ?

Une monnaie gratuite qui pourrait coûter cher

Officiellement, l’euro numérique sera gratuit pour les particuliers. Mais qui paiera l’infrastructure ? Les banques, qui devront investir dans des systèmes complexes ? Les commerçants, qui devront s’équiper ? Ou, en fin de chaîne, les consommateurs, par une augmentation des prix ?

L’équation économique n’est pas encore claire. Et l’utopie d’un service public de la monnaie pourrait se heurter à une réalité bien connue : rien n’est jamais vraiment gratuit dans les systèmes financiers modernes.

Un projet en marche

Lancé en phase exploratoire en 2021, le projet est officiellement entré en phase préparatoire en novembre 2023. La Commission a déposé un texte de règlement en juin, et le Parlement européen se penche désormais sur les modalités concrètes : confidentialité, plafonds, rôle des banques, architecture technique.

La présidente de la BCE, Christine Lagarde, pousse pour une adoption rapide. Mais les États membres avancent prudemment. Une adoption législative pourrait intervenir d’ici deux ou trois ans. Le déploiement, lui, n’est pas attendu avant 2027 ou 2028 — au mieux.

L’Europe n’est pas seule sur ce front. La Chine teste depuis 2020 son yuan numérique, dans une logique d’efficacité… et de contrôle. Les États-Unis, eux, refusent pour l’instant toute MNBC à destination du grand public. Mais soutiennent activement les stablecoins privés adossés au dollar, instruments à la fois de spéculation et de domination monétaire.

L’euro numérique, dans cette géopolitique du code, se veut une voie médiane : une monnaie numérique publique, mais démocratique. Une innovation monétaire, mais aussi un outil d’autonomie stratégique.

Qu’en pensent les citoyens ?

Reste une inconnue de taille : l’adhésion citoyenne. Car pour que l’euro numérique ne soit pas un objet administratif de plus, il faudra qu’il fasse sens dans le quotidien. Or, pour l’instant, la majorité des Européens ne perçoivent pas clairement l’intérêt de changer de mode de paiement. Ils n’ont pas demandé cette innovation. Ils n’en voient ni le besoin, ni l’urgence.

Et c’est peut-être là, au fond, que se joue le vrai défi. Derrière les couches techniques, les équilibres financiers et les rapports de pouvoir, l’euro numérique ne pourra s’imposer que s’il parvient à faire ce que toute monnaie doit faire : inspirer confiance.


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