À l’heure où l’industrie de la mode multiplie les annonces négatives et les dépôts de bilan, rares sont les entreprises qui associent engagement environnemental, performance économique et cohérence stratégique sur la durée. Fondée en 2004, Veja fait figure d’exception. En vingt ans, la marque française de baskets a bâti un modèle alternatif, combinant intégration verticale, matériaux innovants, circuits courts et refus de la publicité.
Croissance soutenue, production partiellement relocalisée, diversification de l’offre et transparence renforcée : la marque affine sa trajectoire, sans renier les principes qui ont forgé sa singularité.
Veja affiche une croissance de 10,3 % de son chiffre d’affaires, atteignant 280 millions d’euros. Une performance supérieure aux projections internes, qui prévoyaient 270 millions d’euros pour l’année. L’objectif des 300 millions d’euros pourrait être franchi dès 2025.
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Une implantation stratégique
L’année 2024 a marqué une accélération de la stratégie d’expansion internationale de Veja, avec trois ouvertures de boutiques emblématiques sur des marchés clés.
À São Paulo, la marque revient à ses origines en inaugurant en juin un espace de trois niveaux sur Oscar Freire. Signée par l’architecte Roberto Somlo, la boutique inclut une cordonnerie, témoignant de la volonté de Veja d’enraciner son modèle dans une relation durable aux objets et aux lieux.
À Los Angeles, l’ouverture sur Abbot Kinney Boulevard inscrit Veja sur le marché californien, deuxième débouché de la marque après le Royaume-Uni. La présence à proximité des communautés culturelles et consommatrices de la côte ouest s’inscrit dans une stratégie de consolidation du marché nord-américain.
Enfin, l’implantation à Copenhague traduit une volonté d’inscrire la marque dans les territoires où la conscience environnementale structure les comportements d’achat. Il s’agit de la première boutique de Veja en Scandinavie.
À ce jour, Veja est distribuée dans 110 pays à travers plus de 3 000 points de vente. La marque dispose d’une dizaine de boutiques en propre, situées notamment à Paris, New York, Londres, Berlin, Madrid, Bordeaux, São Paulo, Los Angeles et Copenhague.
Le projet Aegean : produire autrement
Depuis 2005, Veja fabrique l’intégralité de ses chaussures au Brésil. Le projet Aegean, lancé en 2023, rompt avec cette exclusivité. Plus de 100 000 paires du modèle V-90 ont été produites au Portugal, amorçant un tournant vers une production européenne partielle.
Cette relocalisation partielle répond à plusieurs objectifs : réduction des émissions liées au transport intercontinental, raccourcissement des délais d’approvisionnement, et sécurisation de la chaîne logistique dans un contexte géopolitique instable. Le coût de production est 12 % plus élevé qu’au Brésil, mais la proximité avec les marchés européens en compense partiellement l’impact.
Le choix du Portugal s’appuie sur un savoir-faire reconnu : plus de 2 000 manufactures de chaussures et 40 000 emplois structurent ce secteur dans le pays. Cette orientation stratégique conforte la volonté de Veja de combiner performance économique et cohérence environnementale.
Réparer plutôt que jeter
En février 2024, Veja a ouvert dans le Xe arrondissement de Paris le General Store, un espace de 100 m² entièrement dédié à la réparation. Cordonnerie pour baskets toutes marques, retouches textiles, vente de produits d’entretien écoconçus : le lieu traduit une vision fondée sur l’allongement du cycle de vie des produits.
La tarification, dégressive, s’échelonne entre 5 et 80 euros. L’initiative s’inscrit dans une démarche plus large : depuis 2020, Veja a ouvert dix cordonneries à travers le monde, réparant plus de 43 000 paires. En opposition frontale à la logique promotionnelle du Black Friday, Veja organise chaque année le « Repair Friday », symbole d’un positionnement alternatif.
De la matière première à l’impact carbone
Veja poursuit ses efforts d’innovation sur les matériaux avec plusieurs tissus développés à partir de matières recyclées ou biosourcées :
– B-Mesh, à base de polyester recyclé provenant de bouteilles plastiques ;
– Hexamesh, composé de plastique recyclé (30 %) et de coton biologique (70 %) ;
– J-Mesh, issu d’un mélange de jute, coton recyclé et PET recyclé.
Depuis 2004, la marque a acheté plus de 3 500 tonnes de caoutchouc amazonien, payées à un prix supérieur de 250 % au tarif du marché. Cette politique d’achat vise à valoriser économiquement les forêts primaires, contribuant indirectement à leur protection.
En 2021, Veja a publié un bilan carbone global de 69 781,3 tonnes de CO₂ équivalent, dont 79,3 % sont imputables aux matières premières. La marque communique régulièrement sur ces indicateurs, dans une logique de transparence rare dans l’industrie.
L’année 2024 marque un tournant pour la gouvernance de Veja. Laure Browne, directrice générale depuis 2019, a quitté l’entreprise après avoir contribué à doubler le nombre de revendeurs et à faire franchir le seuil des 200 millions d’euros de chiffre d’affaires.
Depuis son départ, les deux fondateurs, Sébastien Kopp et François-Ghislain Morillion, ont repris la direction opérationnelle de l’entreprise, qui emploie plus de 500 collaborateurs répartis entre la France, le Brésil et les États-Unis.
Collabs et nouvelles gammes : Veja sort du cadre
Veja continue d’alimenter sa dynamique créative à travers des partenariats ciblés. En janvier 2025, la collaboration avec la marque espagnole Bimba Y Lola donne naissance à une version biosourcée de la Venturi II. En 2024, Veja s’est associée à Asphaltgold pour une V-90 en cuir non teint, qui se patine au soleil et au fil du temps.
En parallèle, la marque élargit sa gamme au-delà des sneakers avec le lancement de la sandale Etna. Disponible en cuir lisse ou suède, ce modèle est doté d’une semelle en caoutchouc amazonien et d’une doublure en EVA biosourcé à base de canne à sucre.
Un leadership éthique à défendre face à la concurrence
Sur un marché français de la sneaker responsable estimé à 9 milliards d’euros en 2024, Veja s’impose comme leader. Cette position repose sur plusieurs éléments structurants :
– une antériorité incontestable, avec une première paire lancée en 2005 ;
– un refus systématique de la publicité classique, au profit d’investissements dans la qualité ;
– une transparence complète sur les coûts et les impacts environnementaux ;
– une adoption organique par les prescripteurs culturels, sans partenariats rémunérés.
Des marques françaises émergentes comme Jules & Jenn, Belledonne, Zèta ou Moea occupent désormais ce segment, mais Veja conserve une avance significative grâce à son intégration verticale et son expérience accumulée.
Croître sans trahir : les défis d’une marque à impact
Le succès de Veja ne la met pas à l’abri des défis qui se profilent. L’entrée des géants de la sneaker, comme Adidas et Nike, sur le segment éco-responsable, avec des moyens considérables, pourrait bouleverser l’équilibre concurrentiel.
La scalabilité du modèle Veja constitue un autre point de vigilance. La marque privilégie une croissance maîtrisée, qui pourrait limiter sa capacité à répondre à une demande mondiale croissante sans compromettre ses principes.
Enfin, l’évolution des réglementations environnementales en Europe pourrait favoriser la production locale au détriment du modèle brésilien, pourtant historiquement central dans l’identité de Veja.