Ils ne fraudent pas, ils optimisent. Et dans la France de 2025, cela suffit à réduire drastiquement leur contribution fiscale. Derrière les façades légales, les ultra-riches disposent d’une panoplie d’outils — trusts, holdings, sociétés offshore, pactes successoraux — pour alléger, voire annuler, leur facture. Tout est prévu par la loi, ou dans ses angles morts. Enquête sur un système légal mais profondément inégal, où l’impôt devient une option réservée aux moins fortunés.
Alors que l’immense majorité des contribuables paie plein tarif, une infime minorité organise la disparition d’une partie de sa richesse du radar fiscal. Une mécanique bien rodée, soutenue par des cabinets spécialisés, des territoires complaisants et des failles juridiques internationales.
A LIRE AUSSI
Êtes-vous riche, pauvre ou de la classe moyenne ?
Les trusts : un outil au service des fortunes
En matière de fiscalité patrimoniale, l’opacité n’est plus une dissimulation : c’est une ingénierie. Les dispositifs privilégiés par les grandes fortunes françaises n’ont rien d’exotiques ; ils sont connus, structurés, souvent opérés à ciel ouvert.
Parmi eux, les trusts tiennent une place centrale. D’origine anglo-saxonne, ces entités juridiques permettent de dissocier la propriété légale d’un actif de sa jouissance effective. En 2025, près de 60 % des milliardaires français y recourent, principalement pour contourner l’Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI). Le principe est simple : un « trustee » gère les biens au nom du bénéficiaire réel, sans que celui-ci en soit juridiquement propriétaire. Résultat : des villas, des actions ou des œuvres d’art échappent à la base imposable.
Le cas de Bernard Arnault est emblématique. Une partie de son patrimoine immobilier londonien, dont une propriété de 129 hectares à Nyn Park, est détenue via une société enregistrée à Jersey. Son yacht de 101 mètres, Symphony, appartient à une société maltaise contrôlée indirectement par LVMH. Ce montage permet d’exclure le bien de la déclaration fiscale, tout en garantissant une jouissance intégrale, maquillée sous forme de « frais de location ».
Ces montages bénéficient du laxisme de certains territoires. En février 2025, la France a retiré Jersey et les Bermudes de sa liste noire des paradis fiscaux, malgré le maintien de régimes préférentiels pour les non-résidents. Une décision saluée par certains milieux d’affaires, mais dénoncée comme un « recul historique » par l’ONG Oxfam.
L’optimisation par les holdings
Autre levier : les holdings patrimoniales, clefs de voûte de la fiscalité des grandes fortunes françaises. Grâce au régime mère-fille, les dividendes reçus par une société mère de ses filiales bénéficient d’une exonération à 95 %. L’imposition effective chute ainsi à 1,67 %, contre 30 % dans le cadre d’une flat tax.
La famille Pinault, via sa holding luxembourgeoise Artémis, en détient 42,23 % du groupe Kering. En 2025, cette structuration lui aurait permis d’économiser près de 287 millions d’euros sur les revenus du groupe. Un dispositif légal, ancien, mais dont l’usage reste réservé à ceux qui contrôlent des entreprises cotées ou des groupes familiaux d’envergure.
À cela s’ajoute le Pacte Dutreil, mécanisme de transmission avantageux, qui exonère jusqu’à 75 % des droits de succession pour les titres d’une société. Il exige la conservation des parts pendant au moins deux ans, une fonction exercée au sein de l’entreprise, et permet, grâce à des montages en cascade, de renouveler indéfiniment les conditions requises. En 2025, ce dispositif a été utilisé dans 92 % des transmissions de patrimoine supérieures à 100 millions d’euros.
Contourner l’IFI
L’article 885 I du Code général des impôts exonère de l’IFI les biens immobiliers utilisés dans le cadre d’une activité professionnelle principale. En théorie, cette exonération concerne des entrepôts, des locaux agricoles ou des ateliers. En pratique, les grandes fortunes requalifient des résidences secondaires, yachts ou collections d’art en « outils de travail ».
Selon un rapport parlementaire, 78 % des ultra-riches ont utilisé ce levier en 2025. Le fisc aurait accepté 63 % des dossiers de requalification. Des séminaires professionnels organisés sur des yachts, ou des œuvres d’art déclarées comme « éléments d’ambiance » dans des sièges sociaux, suffisent parfois à obtenir l’exonération.
Même logique pour les holdings animatrices. Ces structures bénéficient d’un traitement fiscal avantageux si elles participent activement à la gestion de leurs filiales. Or, près de la moitié d’entre elles n’emploient aucun salarié et génèrent moins de 50 000 euros de chiffre d’affaires par an, selon l’Institut des Politiques Publiques. Malgré cela, elles permettent à leurs détenteurs d’exclure de leur patrimoine imposable en moyenne 83 millions d’euros.
Le cadre international, trop perméable pour contenir les flux
Malgré l’entrée en vigueur de la convention multilatérale anti-BEPS promue par l’OCDE, les écarts d’imposition entre États demeurent une aubaine pour les groupes transnationaux. En 2025, LVMH a transféré une partie substantielle de ses redevances de marque vers sa filiale irlandaise. Résultat : une économie estimée à 1,4 milliard d’euros sur l’impôt sur les sociétés français.
Selon l’Observatoire européen de la fiscalité, la France ne perçoit que 12 % des impôts effectivement dus par ses multinationales.
Quant à l’exit tax, son durcissement dans la loi de finances 2025 (extension à 15 ans, seuil rétabli à 1,3 million d’euros) n’a pas freiné les départs. 212 contribuables aisés ont quitté la France au premier trimestre, emportant 4,7 milliards d’euros de base imposable. Une proportion croissante de ces exils concerne des chefs d’entreprise en phase de transmission.
Réformer ou renoncer : l’échec politique de la taxe Zucman
Proposée par l’économiste Gabriel Zucman, la taxe sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, votée par l’Assemblée nationale le 20 février, a été rejetée par le Sénat le 12 juin. Le texte prévoyait une imposition de 2 %, ciblant 1 800 contribuables, avec un rendement estimé entre 15 et 25 milliards d’euros par an.
Le principal argument avancé contre cette mesure : le risque d’exil fiscal. Pourtant, plusieurs études, dont celles de l’Institut des Politiques Publiques, montrent que les départs motivés par la fiscalité restent marginaux au regard des montants potentiellement récupérables.
En lieu et place, le gouvernement a institué une contribution différentielle sur les hauts revenus : 0,5 % sur les patrimoines supérieurs à deux millions d’euros, assortie d’un impôt minimal de 20 % sur les revenus élevés. Mais en excluant les actifs professionnels, qui constituent 70 % du patrimoine des très riches, cette mesure ne rapporterait que 2 milliards d’euros.
Une architecture légale pour une injustice structurelle
Chaque année, 120 milliards d’euros quittent la France vers des juridictions fiscales avantageuses, selon Tax Justice Network. Ce manque à gagner compromet les investissements publics, alimente la défiance fiscale et creuse un peu plus les inégalités.
La complexité des dispositifs, loin d’être un obstacle, est leur principale force : chaque mécanisme est défendu comme conforme au droit, fruit d’un système volontairement poreux. L’échec de la taxe Zucman illustre les limites de la réforme dans un champ dominé par des intérêts économiques puissants.
Tant que les règles permettront à ceux qui en ont les moyens d’y échapper, la question fiscale restera un terrain de fracture démocratique.