De Sète à la Silicon Valley, du marché aux supermarchés numériques, Fidji Simo poursuit une carrière sans ligne droite mais pleine de ramifications. Avec son arrivée chez OpenAI à la tête de la division Applications, la Française devient l’une des figures les plus influentes de la tech mondiale. Une trajectoire moins verticale qu’organique, fondée sur la capacité à faire lien entre humains et machines, produits et récits, ambitions globales et racines locales.
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Il y a chez Fidji Simo une constance que ni les continents traversés ni les titres glanés ne semblent avoir altérée : une fidélité au concret. Née en 1985 à Sète, fille d’un pêcheur et d’une commerçante, elle aime rappeler qu’elle a appris très tôt à vendre — non pas des idées ou des interfaces, mais du poisson, sur les marchés de la côte méditerranéenne. Cette éducation, dit-elle, a façonné sa manière de concevoir les produits : “utiles, visibles, compréhensibles”.
Ce lien originel entre l’économie domestique et l’économie numérique irrigue tout son parcours. Avant d’imaginer les applications qui façonneront demain notre quotidien, elle a observé les flux de clients, les humeurs du vent, les gestes qui comptent. De là découle une approche du “produit” qui ne se perd pas dans l’abstraction technologique, mais reste attentive à l’usage.
Des places de marché aux plateformes globales
À 16 ans, elle décroche son bac, intègre HEC à 19, puis part en échange à l’UCLA, où elle découvre le monde de la tech californienne. En 2007, elle débute par un stage chez eBay à San Francisco. Elle y travaille sur la stratégie de fusions-acquisitions : une première immersion dans les dynamiques de concentration numérique, mais aussi dans le fonctionnement des plateformes d’échange.
C’est pourtant chez Facebook, qu’elle rejoint en 2011 par candidature spontanée, que sa trajectoire prend une inflexion décisive. Rapidement repérée par Sheryl Sandberg, elle gravit les échelons à toute vitesse. Anecdote devenue légendaire : pour convaincre l’équipe marketing, elle passe son week-end de Thanksgiving à développer une boutique en ligne interne — un geste radical, pragmatique, et parlant. Comme si la technique ne valait que par la démonstration.
Au fil des années, elle contribue au lancement de Facebook Live, restructure la stratégie vidéo de la plateforme, pilote les jeux, la publicité mobile, puis prend en 2019 la tête de l’application Facebook elle-même — un poste stratégique, directement sous la responsabilité de Mark Zuckerberg. Elle s’impose alors comme une voix forte dans la gestion produit, notamment lors des crises post-Cambridge Analytica.
Faire tenir ensemble soin, technologie et stratégie
En 2021, elle quitte Facebook pour prendre la tête d’Instacart, entreprise de livraison de courses à domicile. Nouveau changement de décor, mais même fil rouge : relier besoins humains et technologie. À la tête de cette entreprise très active pendant la pandémie, elle restructure l’offre, diversifie les revenus, lance de nouveaux produits (Caper Carts, Fizz), et mène l’entreprise à son introduction en Bourse avec succès.
Parallèlement, elle prend la parole publiquement sur des sujets intimes, notamment l’endométriose, une maladie dont elle souffre. Dans un secteur encore marqué par le culte de la performance linéaire et de la surproductivité, elle assume d’incarner une forme de leadership plus ancré, attentif aux vulnérabilités, et soucieux du réel.
Une voix française dans la Silicon Valley
Avec son léger accent du Sud et sa culture française assumée, Fidji Simo tranche dans le paysage homogène de la Silicon Valley. Elle fait partie d’une poignée de dirigeantes issues de l’Hexagone à avoir atteint des postes de premier plan dans la tech américaine, aux côtés de Stéphane Bancel (Moderna) ou Ariane Gorin (Expedia). Mais contrairement à ces profils souvent issus des biotechs ou du conseil, Simo s’est imposée sur le terrain, dans la production directe d’outils numériques utilisés par des milliards de personnes.
En mars 2024, elle rejoint le conseil d’administration d’OpenAI, quelques mois après le départ (puis retour) mouvementé de Sam Altman. Elle y exprime très vite son intérêt pour les applications concrètes de l’intelligence artificielle, notamment dans le domaine de la santé. En mai 2025, sa nomination à la tête de la toute nouvelle division « Applications » d’OpenAI est officialisée. Elle aura sous sa responsabilité directe ChatGPT, les futures applications verticales, les déclinaisons mobiles, et le développement commercial B2B.
OpenAI : penser l’interface plutôt que le produit
Avec cette nomination, Fidji Simo entre dans une nouvelle phase de sa trajectoire. Elle ne sera pas chargée de la recherche fondamentale ni des questions de sécurité — domaines réservés à Sam Altman — mais de l’interface, c’est-à-dire de l’usage, de la traduction, de l’incarnation. En somme, son rôle consistera à rendre l’IA “habitable” pour les individus, les entreprises, les services.
Dans une période où l’IA devient omniprésente mais encore mal comprise, cette mission est loin d’être accessoire. Il s’agit de passer d’un outil fascinant à un compagnon de travail, d’éducation, de santé. OpenAI, valorisée à plus de 300 milliards de dollars, doit aussi prouver sa rentabilité. L’arrivée de Simo, cheffe d’orchestre de l’IPO d’Instacart, vise précisément à professionnaliser la monétisation de ses produits — sans trahir l’esprit de service public affiché par l’entreprise.
Sa trajectoire ressemble moins à une ligne ascendante qu’à un rhizome : elle bifurque, explore, relie. Commerce et design, logistique et soin, technique et politique — elle tisse des liens entre des mondes que la Silicon Valley tend souvent à compartimenter. Son pouvoir ne réside pas seulement dans les titres qu’elle a occupés, mais dans la manière dont elle les a habités : avec rigueur, mais aussi intuition, attention, et ancrage.