Le 19 décembre 2022 restera comme une date charnière dans l’histoire du football français. Ce jour-là, l’Olympique Lyonnais, institution centenaire et club phare de la Ligue 1, passe sous pavillon américain. Jean-Michel Aulas, figure tutélaire du club depuis 1987, cède la main à John Textor, entrepreneur venu de Floride. Montant de l’opération : près de 800 millions d’euros. Ce rachat, finalisé au terme d’une OPA estivale, propulse Eagle Football à la tête de 87,8 % du capital de l’OL. Plus qu’un changement de gouvernance, c’est une bascule d’époque.
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Derrière cette prise de contrôle, un homme aux allures de personnage de roman économique. Né en 1965, John Textor grandit entre deux cultures, française et américaine. Ancien skateur professionnel, il voit sa carrière brisée par une blessure, bifurque vers l’université, puis trace sa route dans la tech et le divertissement. À la tête de Digital Domain, il produit les effets spéciaux de L’Étrange Histoire de Benjamin Button. Avec Pulse Evolution, il ressuscite Michael Jackson en hologramme. Il investit dans le streaming sportif (FuboTV), s’essaie à l’intelligence artificielle (Evolution AI). Un CV aussi long qu’un jour sans match.
S’il affirme : « J’ai fait de grandes choses pour le business de l’OL, mais ça ne compte pas si l’équipe ne gagne pas », il sait aussi que dans le football, la vérité ne sort pas toujours du terrain. Elle sort des bilans.
La multipropriété comme modèle
Textor ne se contente pas de Lyon. Il tisse une stratégie de multipropriété, façon City Football Group. Crystal Palace (Angleterre), Botafogo (Brésil), RWD Molenbeek (Belgique) et désormais l’OL forment une constellation de clubs où circulent joueurs, idées, et valorisations. Une logique « d’actifs liquides » plus que de racines territoriales. Il l’explique sans détour : « Ce groupe a une mission mondiale, qui permet des échanges d’actifs dans toutes les directions ».
Mais en France, le modèle interroge. Les supporters lyonnais brandissent une banderole sans équivoque : « La multipropriété, ça cartonne ou ça tue le football ? ». La DNCG, gendarme financier du foot hexagonal, impose un encadrement strict de la masse salariale dès la saison 2023-2024.
Une gouvernance inspirée des codes du business américain
Textor ne fait pas dans la diplomatie à la française. Il écarte Pierre Sage : « Un homme parfait pour ce chapitre, mais nous avons besoin de plus d’expérience », et nomme Paulo Fonseca à la tête de l’équipe. Il restructure l’organigramme, affiche une ambition claire, mais s’adresse aux instances avec une franchise qui détonne : « Je suis confiant dans nos chiffres, mais je ne suis jamais confiant dans la manière dont un régulateur les lit ».
Le mercato suit cette logique : un recrutement ambitieux (Moussa Niakhaté pour 32 millions), des ventes ciblées (OL Reign, Arena), et un refinancement massif de 385 millions d’euros, dont 320 à 5,83 % sur vingt ans. La charge annuelle de dette dépasse désormais 30 millions d’euros – un niveau inédit pour le club. Le déficit net, lui, se réduit : -25,7 millions au 30 juin 2024, contre -99 un an plus tôt. Un progrès obtenu au prix de nombreuses cessions d’actifs.
Textor parie sur un désengagement progressif de Crystal Palace pour réinjecter des liquidités à Lyon. En attendant, la pression reste forte.
Le président de l’OL digitalise le club, modernise les infrastructures, multiplie les promesses de transformation. Mais sa présence bouscule. Diagnostiqué TDAH, il se décrit comme un dirigeant passionné, pragmatique, et volontiers intrusif : « Je veux vraiment comprendre avec une discussion ouverte… nous voulons travailler collectivement avec beaucoup de scouts ». Il descend parfois au vestiaire pour motiver les joueurs. Il parle de magie, mais agit en CEO.
Face au PSG, un contre-pouvoir assumé
John Textor s’est imposé comme le principal opposant à l’influence de Nasser al-Khelaïfi et du PSG dans la gouvernance du football français, multipliant les prises de position publiques et les actions concrètes pour dénoncer ce qu’il considère – à raison – comme une situation de déséquilibre et de conflits d’intérêts.
Textor critique frontalement le financement du club parisien, qu’il juge « illégal » au regard du droit européen : « Année après année, ils ont permis au PSG de violer la législation européenne, en construisant un club avec 70 millions de pertes et plus de 800 millions de revenus grâce à des subventions étrangères illégales, explique-t-il. […] Le modèle de financement du PSG est illégal, le nôtre est parfaitement légal »
Il s’indigne que la DNCG sanctionne l’OL pour ses sources de revenus, alors que « l’argent du Qatar », selon lui, ne fait l’objet d’aucune suspicion. Il a ainsi refusé de mettre le logo du tourisme qatari sur le maillot lyonnais et menace de saisir la Commission européenne si la Ligue ne se conforme pas au droit européen.
Textor dénonce la double casquette de Nasser al-Khelaïfi, à la fois président du PSG et de beIN Sports, qui, selon lui, fausse les débats sur les droits TV et la gouvernance de la LFP.
« Tous les conflits d’intérêts doivent être divulgués. La gouvernance de notre Ligue doit changer immédiatement. La Premier League est un exemple à suivre ». Il raconte comment, lors d’une visioconférence sur les droits TV en juillet 2024, Al-Khelaïfi a « mené les débats », alors qu’il n’aurait « même pas dû être présent, en tant que patron d’une chaîne de télévision directement impliquée dans les débats ». Textor évoque des « intimidations » et estime que « le résultat du dialogue était acquis d’avance », soulignant la nécessité d’une réforme immédiate de la gouvernance de la LFP.
Les relations entre Textor et Al-Khelaïfi sont devenues exécrables, donnant lieu à des échanges houleux, comme lors de la réunion du 14 juillet 2024, où le président du PSG l’a qualifié de « cow-boy » et lui a lancé : « Tu ne comprends rien au football, c’est une perte de temps de parler avec toi. Tu perdras partout où tu iras ».
Si la forme de ses interventions divise, Textor est reconnu comme le seul dirigeant de Ligue 1 à s’opposer aussi frontalement à la domination d’Al-Khelaïfi et du PSG. Il milite pour une gouvernance plus démocratique, où chaque club serait représenté au conseil d’administration de la LFP, et où les conflits d’intérêts seraient systématiquement révélés et encadrés. « Plus de gens regarderaient la Ligue 1 si tout le monde était sur un pied d’égalité ».
Ce positionnement fait de lui un contre-pouvoir inédit dans le paysage du football français soumis, à quelques rares exceptions près, au diktat du PSG.
« Battre le PSG »
L’avenir reste incertain. L’OL, valorisé à 734 millions de dollars, affiche une dette de 505,1 millions. Sa survie dépend d’apports de cash imminents : 75 millions attendus fin 2024, jusqu’à 100 début 2025. La DNCG surveille, les commissaires aux comptes hésitent à certifier les comptes d’Eagle Football. Sportivement, le club termine 6e de Ligue 1 en 2023-2024, avec 53 points, loin des ambitions européennes affichées. Cette année, Lyon manque toujours de régularité mais peut encore décrocher une place européenne.
Textor, lui, n’en démord pas : « Nos objectifs sont de gagner, de battre le PSG ». Et il entend bien imposer sa vision, quitte à se faire quelques ennemis en chemin.