Le conclave sur les retraites du 24 avril 2025, censé être un espace de concertation technique entre les partenaires sociaux et le gouvernement, a ravivé un sujet que beaucoup pensaient relégué aux marges du débat public : la retraite par capitalisation. Qualifié d’« explosif » par Éric Chevée, vice-président de la CPME, ce modèle, défendu par une partie du patronat et des responsables politiques de droite et du centre droit, revient avec force à l’agenda, dans un contexte de tensions persistantes sur la soutenabilité du système par répartition.
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Bien que les discussions actuelles n’en soient qu’au stade exploratoire, elles pourraient ouvrir la voie à une transformation structurelle du système de retraite français. La ministre du Travail et de l’Emploi, Astrid Panosyan-Bouvet, l’a elle-même reconnu : « Ce n’est absolument pas tabou pour les Français », signe d’une inflexion dans la posture gouvernementale. À deux ans de l’élection présidentielle de 2027, le débat pourrait bien devenir l’un des marqueurs idéologiques majeurs de la campagne à venir.
Capitalisation : un modèle à contre-courant
Un fonctionnement fondamentalement différent
La retraite par capitalisation repose sur un principe simple : chacun épargne pendant sa vie active pour financer sa propre pension. À l’inverse du système par répartition en vigueur en France, dans lequel les cotisations des actifs financent directement les pensions des retraités actuels, la capitalisation s’appuie sur une logique d’accumulation individuelle ou collective, via des placements sur les marchés financiers (actions, obligations, immobilier…).
Ce système d’épargne de long terme permet à l’individu de se constituer un capital tout au long de sa carrière. Celui-ci pourra, à la retraite, être converti en rente viagère ou versé partiellement sous forme de capital, en fonction des dispositifs choisis. La performance des placements conditionne directement le montant de la pension future, introduisant une dimension de risque mais aussi de potentiel rendement supérieur.
Une présence marginale en France
Historiquement, la France a choisi un modèle basé sur la solidarité intergénérationnelle. Héritage du Conseil National de la Résistance, ce choix s’est aussi forgé dans la méfiance à l’égard des marchés, nourrie par les traumatismes de la crise de 1929.
Aujourd’hui encore, la capitalisation demeure marginale. Moins de 3 % des droits à la retraite en France en proviennent, contre plus de 40 % dans certains pays anglo-saxons. En 2021, seuls 16,6 % des ménages français détenaient un produit d’épargne retraite, bien que ce chiffre progresse depuis la loi PACTE de 2019, qui a unifié et simplifié les dispositifs existants.
Parmi les dispositifs en vigueur, on compte des régimes collectifs comme l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique (ERAFP), le régime du Sénat, celui de la Banque de France ou encore la Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens (CAVP). Du côté des produits facultatifs, le Plan d’Épargne Retraite (PER), créé en 2019, connaît un certain succès avec plus de 7 millions de comptes ouverts fin 2024 et un encours dépassant les 100 milliards d’euros.
Ce que promettent les partisans de la capitalisation
Une solution face aux déséquilibres démographiques
Les défenseurs de la capitalisation avancent plusieurs arguments. D’abord, l’autonomie : chacun peut adapter sa stratégie d’épargne selon ses objectifs, sa tolérance au risque, son horizon de placement. Ensuite, la flexibilité : certains produits permettent une disponibilité partielle des fonds en cas de besoin (achat immobilier, invalidité, surendettement…).
Autre argument central : la dimension patrimoniale. En cas de décès prématuré, les sommes accumulées peuvent être transmises aux héritiers, ce que ne permet pas la répartition, hormis les pensions de réversion. Enfin, l’indépendance vis-à-vis de la démographie est jugée stratégique : contrairement à la répartition, le système par capitalisation n’est pas affecté directement par la baisse du ratio cotisants/retraités, passé de 4,2 en 1960 à 1,7 aujourd’hui, et projeté à 1,3 en 2070.
Les rendements potentiellement supérieurs sont également mis en avant. Selon l’OCDE, les fonds de pension des pays membres ont généré un rendement réel annuel moyen de 4,2 % sur les 15 dernières années. Des simulations publiées par l’Institut de la Protection Sociale montrent qu’un actif de 28 ans investissant 100 € par mois pourrait accumuler plus de 100 000 € en 30 ans, générant environ 400 € de pension mensuelle à la retraite.
Des propositions concrètes
La CPME propose un dispositif de capitalisation obligatoire pour le secteur privé, baptisé RASP (Retraite Additionnelle du Secteur Privé), calqué sur le modèle existant pour la fonction publique. Ce régime serait géré par les partenaires sociaux. Pour le financer sans alourdir les charges, la confédération patronale suggère d’annualiser trois jours de travail supplémentaires ou d’allonger la semaine de travail d’une heure.
De son côté, Bertrand Martinot, économiste à l’Institut Montaigne, propose un modèle hybride visant à financer un tiers des pensions du privé via capitalisation. Cela impliquerait de rediriger progressivement une partie des cotisations vers des fonds de pension à la française. Il propose également d’intégrer les fonctionnaires pour éviter les effets de rupture entre régimes.
Un système qui inquiète et divise
Les risques et limites du modèle
Les critiques ne manquent pas. Le principal écueil : l’inégalité d’accès. La capacité à épargner dépend fortement du niveau de revenus. Selon l’Observatoire des inégalités, 40 % des ménages français ne peuvent pas épargner régulièrement. Le risque est donc celui d’un système à deux vitesses.
Deuxième point de vigilance : la volatilité des marchés. La crise de 2008 a fait chuter la valeur des fonds de pension de 25 % en moyenne dans les pays de l’OCDE. Les pertes peuvent être importantes, surtout en l’absence d’une gestion diversifiée et professionnelle. À cela s’ajoutent des frais de gestion non négligeables : selon l’AMF, ils atteignent 3 % par an sur les PER individuels, ce qui peut réduire de près d’un tiers le capital final sur 30 ans.
Enfin, la transition pose un problème de financement : comment faire coexister deux systèmes ? Pour verser des pensions aux retraités actuels tout en finançant une épargne pour les actifs, une double charge pèserait sur les générations de transition. Selon Thomas Piketty, le coût pourrait représenter entre 5 et 10 points de PIB sur plusieurs décennies.
Une opposition syndicale résolue
Les syndicats, en particulier la CGT et FO, rejettent massivement cette orientation. Sophie Binet (CGT) dénonce « la porte ouverte à la privatisation » et Frédéric Souillot (FO) évoque une tentative de « faire main basse sur l’épargne des travailleurs ». Les deux centrales ont quitté la table des négociations lors du conclave.
Cette méfiance est partagée par une majorité de Français. Un sondage Ifop de mars 2025 révèle que seuls 29 % font confiance à la capitalisation pour garantir une retraite décente. 62 % estiment qu’elle accentuerait les inégalités. En revanche, des solutions comme la fiscalisation des dividendes (78 % d’opinions favorables), l’égalité salariale (72 %) ou l’augmentation des cotisations patronales (65 %) recueillent un soutien bien plus large.
La CFDT, plus modérée, accepte que la capitalisation joue un rôle complémentaire, à condition que la répartition demeure le socle. « La capitalisation peut avoir un rôle, mais elle ne doit pas être un prétexte pour éluder les vrais sujets d’équité », avertit sa secrétaire générale, Marylise Léon.
Vers une bataille politique majeure ?
Une polarisation croissante
Le débat cristallise des clivages nets. Le patronat, par la voix du MEDEF et de la CPME, plaide pour un modèle mixte afin de préserver la compétitivité des entreprises. À l’opposé, la gauche politique et les syndicats dénoncent un basculement idéologique vers une logique individualiste et financière.
Le gouvernement reste en position d’équilibre, observant les rapports de force avant d’arbitrer. Des figures comme Gabriel Attal, Gérald Darmanin ou Bruno Retailleau se disent favorables à un « troisième étage » de capitalisation. À gauche, Jean-Luc Mélenchon évoque « un projet de destruction sociale », tandis que les écologistes dénoncent une incompatibilité avec la transition écologique.
L’hypothèse d’un référendum
Le sujet pourrait dominer la campagne présidentielle de 2027. Pour le politologue Pascal Perrineau, « la retraite pourrait structurer une ligne de fracture entre modèle libéral et modèle social-démocrate ». L’idée d’un référendum fait son chemin : 73 % des Français y sont favorables, selon l’Ifop.
À plus court terme, les discussions actuelles sur le pilotage du système pourraient ouvrir la voie à des mesures incitatives, comme des avantages fiscaux renforcés sur les PER dans le projet de loi de finances pour 2026. Mais un consensus entre partenaires sociaux paraît peu probable d’ici la date de clôture des concertations, fixée au 28 mai.
Une question de société, au-delà des chiffres
Derrière les chiffres et les modèles, c’est une certaine idée de la solidarité qui est en jeu. L’évolution démographique pousse inéluctablement à repenser le financement des retraites. Mais les modalités de cette transformation engagent une vision politique du vivre-ensemble.
Selon le politologue Bruno Palier, la baisse des taux de remplacement a ouvert un « espace de développement » pour la capitalisation. Une transformation silencieuse est déjà en cours, en particulier parmi les classes moyennes supérieures.
La sociologue Anne-Marie Guillemard observe un glissement du modèle bismarckien (retraite liée au salaire) vers un modèle beveridgien (retraite de base complétée par l’épargne). Ce tournant, s’il se confirme, marquerait une rupture dans l’histoire sociale française.
Reste à savoir si la France choisira de s’engager résolument sur cette voie, à l’image de la Suède ou des Pays-Bas, ou si elle réaffirmera la primauté du collectif, en consolidant la répartition. Le débat est ouvert. Mais une chose est certaine : il mérite d’être tranché de manière transparente, démocratique et éclairée.