En 2021, Ynsect inaugurait à Amiens la plus grande ferme d’insectes au monde. La startup française, symbole de réindustrialisation verte, promettait une révolution agricole fondée sur la farine de scarabée. Quatre ans plus tard, elle est placée en redressement judiciaire. Retour sur un projet ambitieux, rattrapé par ses fragilités structurelles.
Ynsect, startup pionnière des protéines d’insectes
Fondée en 2011, Ynsect ambitionne dès l’origine de produire des protéines à base d’insectes pour l’alimentation animale, humaine et la fertilisation des sols. L’entreprise mise sur le ténébrion meunier (Molitor), un scarabée riche en protéines, au faible impact environnemental. Elle cristallise rapidement les attentes liées à la transition agricole et alimentaire.
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En 2021, l’inauguration de son site de Poulainville, près d’Amiens, suscite un large écho. L’usine est présentée comme la plus grande ferme verticale d’insectes au monde, avec une capacité annoncée de 200 000 tonnes d’ingrédients et d’engrais par an. Le projet bénéficie d’un financement exceptionnel : plus de 600 millions d’euros levés auprès d’investisseurs privés et publics, dont Bpifrance et la FootPrint Coalition de Robert Downey Jr.
Le changement d’échelle est radical. Le site pilote de l’entreprise ne produisait jusqu’alors que 400 tonnes par an. L’ambition industrielle est inédite dans le secteur.
Problèmes techniques et retards de production
La montée en puissance se heurte rapidement à des contraintes techniques majeures. Les lignes de production automatisées, conçues sur mesure, accumulent les retards. La production d’engrais ne démarre qu’en 2024, celle de nourriture animale en août de la même année, bien en-deçà du calendrier initial.
Les problèmes s’accumulent : surmortalité des larves, systèmes de refroidissement sous-dimensionnés, maintenance complexe des équipements. Le contexte externe aggrave la situation : la pandémie de Covid-19, la flambée des prix des matériaux, la pénurie de semi-conducteurs ralentissent la mise en service complète de l’usine, qui prend 18 mois de retard.
La direction reconnaît que le choix d’un site de grande taille a compliqué la mise au point des procédés industriels. Le seuil de rentabilité reste hors de portée.
Stratégie instable et pertes financières
À ces difficultés industrielles s’ajoutent des revirements stratégiques. Initialement positionnée sur l’aquaculture, Ynsect se retire de ce marché en raison d’une concurrence accrue et d’une rentabilité insuffisante. L’alimentation humaine, un temps prioritaire, est relancée après le rachat de la néerlandaise Protifarm, avant d’être de nouveau mise en pause, faute d’autorisations réglementaires et de débouchés commerciaux.
En dépit de commandes de long terme, notamment avec Nestlé pour sa marque Purina, Ynsect ne parvient pas à générer des volumes suffisants. Entre 2020 et 2022, elle enregistre 1,2 million d’euros de chiffre d’affaires, pour plus de 150 millions de pertes. En 2023, le déficit annuel atteint 80 millions. Le chiffre d’affaires 2024 plafonne à 45 millions, loin des 120 millions projetés.
Le coût de production de la farine d’insectes (2 800 €/tonne) dépasse encore le prix de vente moyen (2 500 €/tonne), un déséquilibre incompatible avec un secteur à faibles marges.
Redressement judiciaire d’Ynsect en 2025
La tension s’étend au plan social. Un plan de sauvegarde de l’emploi est engagé en 2023, et 200 postes sont aujourd’hui menacés. En mars 2025, l’entreprise est officiellement placée en redressement judiciaire, avec une trésorerie estimée à quelques semaines d’activité.
Un nouveau directeur général, Emmanuel Pinto, est nommé pour piloter la phase de restructuration. L’avenir d’Ynsect dépend désormais d’un repreneur, total ou partiel.
Les limites de l’industrialisation des startups en France
L’histoire d’Ynsect met en lumière les failles systémiques du passage à l’échelle des startups industrielles françaises. Le changement de dimension, du laboratoire à l’usine, reste une transition critique, où les erreurs de conception coûtent cher.
Malgré un soutien public massif, l’entreprise n’a pas su absorber les retards et les surcoûts. Le besoin d’un financement plus patient, étalé dans le temps, apparaît central. Le manque de compétences est également un facteur déterminant : faute d’ingénieurs process disponibles, Ynsect a dû former la majorité de ses opérateurs en interne.
Sur le plan commercial, l’entreprise a subi l’effet ciseau typique des innovations industrielles : des coûts de production élevés, dans un marché mondial où le prix reste décisif. Enfin, les délais réglementaires pèsent lourd : 23 mois pour une autorisation de l’EFSA, contre 14 pour la FDA américaine, compromettant la compétitivité.
Cinq leviers pour soutenir les scale-ups industrielles en France
La trajectoire d’Ynsect éclaire plusieurs leviers pour consolider l’industrie tech française :
- Financement long terme : le Fonds National de Venture Industriel de Bpifrance (350 M€) vise à accompagner les scale-ups sur la durée
- Montée en puissance progressive : des industriels comme Verkor (batteries) privilégient une expansion par étapes
- Mutualisation des ressources : des plateformes comme FactoryLab partagent équipements et savoir-faire
- Formation adaptée aux besoins industriels : de nouveaux cursus hybrides émergent (Polytechnique/ESSEC, École 42 Industrie)
- Culture de la reprise : un fonds de restructuration de 300 M€ porté par Bpifrance rachète les actifs industriels en difficulté
Ynsect n’est ni un simple échec, ni une exception. L’entreprise a structuré une filière française des protéines alternatives, désormais valorisée à plus d’un milliard d’euros. Elle a mis en lumière, par contraste, les conditions indispensables à une industrialisation réussie.
La dynamique enclenchée dépasse son cas. En 2025, 23 % des fonds de capital-risque en France se tournent vers l’industrie, contre 15 % en 2022. La création d’un passeport industriel européen est en cours pour harmoniser les normes et accélérer l’innovation. Si ces signaux s’accompagnent d’un changement structurel, l’industrie pourrait représenter 14 % du PIB français en 2030, contre 11 % aujourd’hui.