Le secteur du prêt-à-porter français compte peu de groupes encore indépendants et rentables. Le groupe Beaumanoir en fait partie. Parti d’un magasin familial à Saint-Malo, Roland Beaumanoir a construit en quarante ans un acteur solide, présent dans plusieurs segments, résilient face aux crises et capable d’intégrer des marques en difficulté. Un parcours rare dans un secteur en tension.
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Roland Beaumanoir, l’autodidacte
Né en 1949, Roland Beaumanoir grandit dans le commerce de détail. Son père, cofondateur de Pantashop, lui transmet les bases du métier. Après des études en sciences économiques, il rejoint à 23 ans l’entreprise familiale. Il se forme au contact des grossistes du Sentier, alors centre névralgique du textile parisien.
Ce passage précoce dans un écosystème concurrentiel lui donne une compréhension directe des mécanismes d’achat, de marge et de rotation. Il s’en servira longtemps.
Confronté à la montée en puissance de la grande distribution, Roland Beaumanoir choisit une voie différente. En 1981, il ouvre un premier magasin à Saint-Brieuc, Vêtimod. Quatre ans plus tard, il crée Cache-Cache, d’abord sous forme de groupement d’achat. En 1991, la structure devient une société anonyme.
La cible est précise : une jeune femme de province, active, attachée à un bon rapport qualité-prix. Le choix de la province comme base de déploiement permet d’éviter une concurrence frontale avec les grands centres urbains, tout en répondant à une demande insuffisamment servie. La logique est claire : maîtriser les coûts fixes, optimiser les flux, occuper l’espace laissé libre.
Des acquisitions ciblées
À partir des années 2000, la croissance s’accélère par acquisitions. Patrice Bréal en 2003, Scottage en 2005, puis Bonobo, devenu le deuxième vendeur de jeans en France derrière Levi’s. Morgan et La City suivent en 2009 et 2011, La Halle en 2020, Caroll en 2021, Sarenza en 2022, Boardriders en 2024.
À chaque étape, une logique : élargissement de gamme, consolidation du réseau, diversification des clientèles.
L’acquisition de Boardriders (Quiksilver, Roxy, Billabong…) marque un tournant. Le groupe vise une clientèle plus jeune et internationale, au croisement de la mode et des sports outdoor. Il entend aussi urbaniser ses collections, pour s’adresser au-delà des amateurs de glisse.
L’enjeu : intégrer un portefeuille de marques mondiales tout en conservant les équilibres financiers du groupe.
Le savoir-faire Beaumanoir
L’histoire du groupe est marquée par sa capacité à absorber les chocs. En 1995, Cache-Cache échappe à la faillite grâce au soutien des grossistes du Sentier. En 2020, Beaumanoir reprend La Halle en redressement judiciaire, puis la remet à l’équilibre en quelques mois.
L’approche ne se limite pas à l’achat : chaque reprise s’accompagne d’une restructuration approfondie, d’une rationalisation des coûts et d’un redéploiement stratégique. Cette aptitude à redresser des enseignes en difficulté constitue un des piliers du modèle Beaumanoir.
Aujourd’hui, le groupe est structuré autour de quatre pôles commerciaux complémentaires. Le premier réunit les marques historiques du groupe — Cache-Cache, Bonobo et Bréal — sous l’enseigne commune Vib’s. Le second pôle regroupe La Halle, positionnée sur un segment familial et accessible.
Le troisième, plus haut de gamme, associe les marques Morgan et Caroll, offrant une mode premium accessible. Enfin, le quatrième pôle, 100 % digital, est porté par Sarenza, spécialisé dans l’e-commerce de chaussures et accessoires. Cette organisation permet une couverture large du marché tout en respectant des identités de marque distinctes.
L’internationalisation, amorcée dès 2005, a été partiellement repensée. Le groupe a ainsi décidé de se retirer de la Chine pour recentrer ses efforts sur l’Europe. En parallèle, Beaumanoir a fortement investi dans ses infrastructures logistiques, via sa filiale C-Log, et dans l’exploitation des données, grâce à l’intégration de la plateforme Dataiku.
L’intelligence artificielle y est utilisée non pas comme outil de communication, mais comme levier de performance opérationnelle. Elle permet une gestion fine des stocks, une optimisation des approvisionnements et un pilotage plus précis des campagnes marketing.
Des engagements RSE poussés par le cadre réglementaire européen
Le groupe s’est doté d’une politique RSE articulée autour de quatre axes majeurs : la conception de produits plus responsables, la création d’un environnement de travail motivant, l’établissement de partenariats éthiques avec ses fournisseurs, et la réduction de son empreinte environnementale.
Ces engagements doivent désormais s’adapter aux exigences de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui impose aux entreprises des normes de transparence extra-financière beaucoup plus strictes. Beaumanoir semble cependant avoir anticipé cette évolution, en mettant en place des outils de pilotage adaptés à ces nouvelles contraintes.
Très discret médiatiquement, Roland Beaumanoir n’en reste pas moins un chef d’entreprise aux convictions affirmées. Il n’a pas hésité à critiquer, lors de la crise du Covid, les politiques jugées trop interventionnistes, notamment en matière de loyers commerciaux et de soutien aux bailleurs.
Il plaide pour une économie ouverte, régie par des règles stables et équitables, et revendique une certaine liberté d’entreprendre, y compris dans les relations complexes entre distributeurs et foncières.
En janvier 2020, Roland Beaumanoir annonce son retrait progressif des fonctions opérationnelles. Son fils Thomas, désormais directeur général délégué, prend progressivement les commandes du groupe. La transmission se fait sans rupture, dans une logique de continuité familiale et stratégique.
Le groupe reste entre les mains de la famille fondatrice, tout en s’adaptant à une nouvelle génération de dirigeants. Le principal enjeu est désormais de conjuguer l’agilité du fondateur avec les contraintes d’un marché plus instable, où les comportements d’achat évoluent rapidement.
Quels défis pour Beaumanoir ?
Avec un chiffre d’affaires de 2,3 milliards d’euros en 2024, Beaumanoir fait figure d’exception dans le paysage du textile français : rentable, indépendant, et à la tête d’un portefeuille de marques diversifié. Pour 2025, le groupe prévoit l’ouverture de quinze nouveaux magasins Vib’s en région parisienne.
Il devra également réussir l’intégration complète de Boardriders, tout en poursuivant sa stratégie omnicanale. Dans un marché du prêt-à-porter fragilisé par l’érosion des marges et la disparition d’enseignes historiques, Beaumanoir devra continuer à ajuster son modèle sans renier les fondamentaux qui ont fait sa force.