L’armée française aurait mené 450 attaques chimiques secrètes en Algérie

Un documentaire inédit révèle comment l’armée française a mené 450 attaques chimiques en Algérie. Une histoire taboue.

Il y a des vérités qui prennent du temps à remonter à la surface. Certaines, trop gênantes, restent enfouies sous des tonnes d’archives classifiées, sous des non-dits soigneusement entretenus. Mais à force de persévérance, elles finissent par émerger. C’est le cas de l’histoire que s’apprête à révéler Algérie, sections armes spéciales, un documentaire signé Claire Billet, qui s’appuie sur les travaux minutieux de l’historien Christophe Lafaye. Le film, qui devait être le 16 mars sur France 5 avant d’être reporté sine die, raconte un chapitre oublié – ou plutôt occulté – de la guerre d’Algérie : l’utilisation massive d’armes chimiques par l’armée française. Un tabou qui explose en plein jour.

A LIRE AUSSI
France-Algérie : vers une rupture définitive ?

450 attaques chimiques sous le sceau du secret

Jusqu’ici, on soupçonnait des opérations ponctuelles. Mais les chiffres avancés par Christophe Lafaye, chercheur associé à l’université de Bourgogne, sont autrement plus accablants : 450 opérations militaires menées à l’aide de gaz toxiques, concentrées principalement en Haute-Kabylie et dans les Aurès. Une véritable campagne chimique, méthodiquement organisée pour déloger les combattants du FLN retranchés dans des grottes. Une « guerre des grottes », avec une arme invisible mais redoutable.

Le procédé ? Un mélange létal de trois agents chimiques :

  • Le CN, dérivé du cyanure, utilisé pour son effet asphyxiant,
  • Le DM (diphénylaminechlorarsine), irritant puissant provoquant des nausées et des vomissements,
  • Le kieselgurh, une fine poussière siliceuse qui amplifie les effets du cocktail toxique.

Officiellement, ces substances n’étaient que des gaz incapacitants. Dans la réalité du terrain, elles tuaient. En milieu clos, les combattants et civils qui s’abritaient dans les grottes mouraient par asphyxie, victimes d’œdèmes pulmonaires. Un ancien militaire témoigne : après une attaque au gaz, il a découvert « dix cadavres » dans un réduit.

Des sections « spéciales » pour une mission peu avouable

Cette stratégie, l’armée ne l’a pas improvisée. Dès 1956, elle met en place des unités dédiées : les sections armes spéciales. La première voit le jour le 1er décembre 1956, et très vite, le dispositif s’étend. 119 unités sont actives entre 1957 et 1959. Puis, sous l’impulsion du général Maurice Challe, la méthode devient plus systématique. L’objectif : neutraliser durablement les grottes, rendre leur occupation impossible.

Ces unités spécialisées reçoivent leur formation à Bourges, un centre stratégique pour les appelés de la 7e région militaire (Bourgogne-Franche-Comté). Leur arsenal est calibré pour ce type d’opérations : grenades, chandelles, roquettes, toutes chargées d’agents chimiques. Un arsenal de guerre conçu pour une guerre qui ne disait pas son nom.

Victimes civiles et mémoire enterrée

L’armée visait les combattants du FLN. Mais sur le terrain, la distinction entre combattants et civils était souvent floue. 116 civils ont péri dans une seule attaque. Des familles entières qui cherchaient refuge dans les grottes, fuyant les combats, sont mortes asphyxiées. D’autres encore ont succombé sans que personne n’ait jamais compté leurs morts.

Les soldats français eux-mêmes n’ont pas été épargnés. Parmi les 524 militaires français portés disparus en Algérie, certains pourraient bien avoir péri dans ces grottes, victimes des gaz ou exécutés après une attaque chimique. Un pan inconnu du conflit qui pourrait émerger si l’accès aux archives était moins verrouillé.

Des décisions prises au sommet de l’État

Loin d’être une initiative isolée de l’état-major, l’usage des armes chimiques en Algérie a été validé au plus haut niveau du pouvoir. Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de la Défense sous la IVe République, signe l’autorisation. La Ve République ne dévie pas, poursuivant la stratégie sous la présidence de Charles de Gaulle.

L’argument avancé ? L’armée ne viole pas le Protocole de Genève de 1925, qui interdit l’usage des armes chimiques en temps de guerre. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas une guerre, officiellement. La France présente ces opérations comme du maintien de l’ordre, une intervention de police coloniale. Une pirouette juridique pour couvrir une réalité beaucoup plus sombre.

Dans l’ombre de cette doctrine, un nom revient : le général Charles Ailleret. À la tête des armes spéciales, il est convaincu que la science peut être une arme. Et il applique cette conviction avec rigueur sur le terrain algérien.

Archives verrouillées

Si ces faits sortent aujourd’hui, c’est malgré les obstacles. Les archives militaires restent inaccessibles. Toute mention des armes chimiques a été tenue hors des rapports officiels, hors du champ des caméras. Quand Christophe Lafaye a voulu fouiller dans les dossiers du Service Historique de la Défense (SHD), il s’est heurté à un mur. Motif officiel : protection des secrets liés aux armes chimiques, biologiques et nucléaires.

Mais il y a plus troublant : des cartons d’archives ont disparu. Disparition accidentelle ou destruction volontaire ? Impossible à dire. Ce qui est certain, c’est que tout ce qui aurait pu documenter ces pratiques a été soigneusement expurgé des sources officielles.

Reconnaître, plutôt que s’excuser

Alors, que faire de ces révélations ? En Algérie, la société civile ne réclame ni repentance ni réparations. Ce qu’elle attend, c’est une chose bien plus simple : la reconnaissance des faits. L’admission que cette guerre, qui ne disait pas son nom, a été menée avec des moyens que la France refusait d’assumer.

Ce documentaire, en apportant des preuves et des témoignages, oblige à regarder l’histoire en face. Celle d’une guerre où toutes les armes ont été utilisées, y compris celles que l’on préférait taire.

En révélant ce pan caché de la guerre d’Algérie, Algérie, sections armes spéciales risque bien de bousculer la mémoire officielle. Un pavé dans la mare ? Un choc, assurément. Reste à savoir si l’État français osera enfin ouvrir ses archives, ou s’il continuera à refermer le couvercle sur ce passé encombrant.


Partagez votre avis