En mai 1968, la France se réveille brutalement d’une longue torpeur. Sous les pavés du calme apparent des « Trente Glorieuses », grondent des fissures profondes. Étudiants en colère, ouvriers en grève, une société tout entière s’ébroue, rejetant en bloc ce qui semblait jusqu’alors immuable. Face à ce séisme social et culturel, Charles de Gaulle, l’homme du 18 juin et de la Vème République, vacille.
La montée de la contestation : des pavés aux grèves
La contestation débute modestement, presque par accident. Le 22 mars 1968, quelques étudiants de Nanterre, sous l’impulsion de Daniel Cohn-Bendit, occupent un bâtiment administratif pour protester contre des règlements qu’ils jugent archaïques. Ce geste, d’apparence isolée, incarne un malaise plus large, celui d’une jeunesse enfermée dans des cadres figés, incapable de trouver sa place dans une société qui lui dicte ses règles sans la consulter.
A LIRE AUSSI
Dossier spécial De Gaulle
Le 3 mai, lorsque la police évacue la Sorbonne, le feu s’embrase pour de bon. Les affrontements se multiplient dans le Quartier Latin, où les étudiants érigent des barricades de fortune. Les slogans se gravent sur les murs : « Il est interdit d’interdire », « Sous les pavés, la plage ». Derrière ces mots, une vérité simple et percutante : un ordre trop rigide est en train de céder face à une liberté nouvelle, encore informe mais irrésistible.
La contestation étudiante fait alors tache d’huile. Le 13 mai, le monde ouvrier s’empare de la révolte. La grève générale paralyse le pays : Renault-Billancourt, Sud-Aviation, Peugeot deviennent des foyers de mobilisation. Ce n’est plus seulement la jeunesse qui s’exprime, mais une classe ouvrière qui se sent oubliée par les promesses du progrès économique.
Les syndicats, notamment la CGT, peinent à structurer un mouvement qui échappe à tout contrôle et qui concerne dix millions de salariés dans tous les secteurs d’activité. Pour la première fois depuis la Libération, le pouvoir politique se retrouve face à un vide. Le pays est paralysé.
Le Général face à la crise
Dans les premiers jours, Charles de Gaulle semble dépassé. Âgé de 77 ans, il regarde cette révolte avec incompréhension, presque avec mépris. Pour lui, ce n’est qu’un « monôme », une agitation désordonnée et passagère d’étudiants inconscients. Mais le silence des usines et l’arrêt brutal du pays l’obligent à reconsidérer la situation. Selon Alain Peyrefitte, de Gaulle eu peu à peu le sentiment que la situation était devenue « insaisissable ».
L’épisode le plus marquant survient le 29 mai. Sans prévenir ses ministres ni ses proches, le Général quitte Paris pour se rendre à Baden-Baden, où il s’entretient avec le général Massu, commandant en chef des Forces Françaises en Allemagne.
Ce départ, soudain et mystérieux, alimente toutes les spéculations. A-t-il fui ? Cherche-t-il un soutien militaire pour rétablir l’ordre ? En réalité, ce voyage témoigne autant d’un doute profond que d’un geste stratégique. Dans cette retraite, De Gaulle retrouve l’aplomb qui lui manquait.
Le discours du 30 mai ou le retour de l’autorité
Le 30 mai 1968, De Gaulle revient à Paris. Depuis l’Élysée, il s’adresse à la nation dans un discours radiodiffusé – la télévision est en grève – qui résonne comme un coup de tonnerre. Sa voix grave et posée tranche avec le chaos ambiant : « La France est menacée de la dictature. […] La République n’abdiquera pas. Le peuple se ressaisira. »
En annonçant la dissolution de l’Assemblée nationale élue en mars 1967 et la convocation d’élections législatives, il reprend la main. Par ce geste, il oppose au désordre des rues le poids des institutions républicaines. Ce soir-là, plusieurs centaines de milliers de partisans descendent en masse sur les Champs-Élysées pour exprimer leur soutien. Là où, quelques jours plus tôt, régnaient la révolte et l’incertitude, l’image d’un pouvoir restauré s’impose avec force. Par cette démonstration de force, les gaullistes actaient leur reconquête de la rue. Les élections législatives de juin scellent définitivement ce retour à l’ordre : les partisans de De Gaulle remportent 358 sièges sur 485, une victoire écrasante qui balaie les espoirs de l’opposition.
Après Mai 68 : des réformes inachevées
Si De Gaulle a maîtrisé la crise, il en comprend aussi les leçons. Le mouvement a mis en lumière les aspirations profondes de la société française : une demande de liberté, d’égalité et de modernité. Conscient de l’urgence, il lance, sous l’égide d’Edgar Faure, une réforme universitaire pour moderniser un système à bout de souffle.
Mais De Gaulle voit plus loin. Avec le concept de participation, il propose une vision ambitieuse : rapprocher les citoyens et les travailleurs des centres de décision économiques. Ce projet, qui témoigne de sa volonté d’adapter la République à un monde en mutation, se heurte cependant aux réalités politiques. Le 27 avril 1969, le référendum sur la réforme échoue. De Gaulle, fidèle à ses principes, choisit alors de se retirer définitivement.
De Gaulle, un vieil homme dans la tempête
Mai 68 fut une épreuve pour Charles de Gaulle, une tempête sociale et culturelle à laquelle il n’était pas préparé. Face à une jeunesse en révolte et à une classe ouvrière en rupture, il vacilla, mais ne rompit pas. Avec son discours du 30 mai, il sut réaffirmer l’autorité de l’État tout en laissant le peuple décider du chemin à suivre. Pourtant, cette victoire fut celle d’un homme conscient que son temps touchait à sa fin.
La France, marquée par les événements, ne serait plus jamais la même. Plus critique, plus exigeante, elle aspirait à une liberté nouvelle. De Gaulle, dans la grandeur et la solitude qui furent toujours les siennes, incarna à la fois le rempart et le témoin d’une époque révolue.