En l’état actuel des ressources de l’État, ces exigences sont apparemment contradictoires. Mais l’implantation massive des nouvelles technologies d’IA présente une opportunité historique de concilier réduction des coûts et amélioration du service public. L’intelligence artificielle émerge comme une magnifique opportunité pour concilier maîtrise des coûts et performance des services publics. Bien que cela puisse sembler contre-intuitif, l’IA a le potentiel d’améliorer l’aspect humain des services publics.
Le bond qualitatif offert par ces technologies ouvre de nombreuses applications. Si on regarde les solutions transversales, qui s’appliquent partout, les applications vont de l’automatisation du traitement administratif des dossiers, à la prise en charge des demandes de renseignement et des questions posées par la population. Puis il y a les solutions d’IA verticales qui améliorent les métiers publics : santé, médico-social, éducation, transport, justice, etc
L’automatisation du traitement des dossiers : réduire les dépenses et gagner en humanité
Dans les administrations, l’automatisation du traitement des dossiers est un enjeu phénoménal. Les chiffres sont impressionnants : les agents publics gèrent chaque année plus de 200 millions de dossiers individuels, et plus de 3 milliards de pages de documents. Il peut s’agir de notre dossier de retraite, du suivi hospitalier, des documents de la sécurité sociale ou des déclarations des entreprises. C’est d’autant plus considérable que ce sont souvent des tâches pénibles, répétitives, de lecture et de vérification des dossiers, qui peuvent facilement être remplacées par des algorithmes. La lecture des pièces, leur classification ou leur vérification sont des actions désormais plus fiables avec une IA plutôt que par un humain.
Partout, on numérise pour se débarrasser du papier. Manipuler des fichiers dématérialisés, plutôt que des classeurs encombrants, ne rend pas les fonctionnaires plus productifs, mais cela facilite les échanges entre les services.
Ainsi, ce sont encore autour de 100 000 agents (ETP) dédiés au traitement manuel de ces dossiers. Et ce chiffre, déjà considérable, est doublé (200 000 agents) si on considère les échanges de courriers, messages et rencontres physiques.
Cela représente au bas mot 15% des effectifs des agents administratifs de l’État. Automatiser leurs tâches et simplifier leurs échanges et leurs prises de décision est donc une formidable opportunité de réduction massive des dépenses de l’État. Mais n’en déplaise aux partisans de l’austérité budgétaire, de la productivité et de la réduction des effectifs publics, le véritable enjeu est ailleurs
Il est urgent d’agir sur les délais de réponse des administrations, qui sont insoutenables
La productivité et la réactivité des services publics ne sont pas des sujets modernes, on en parlait déjà dans les années 60. Dans de nombreux services de l’État, les délais de réponse ont déjà été drastiquement améliorés, notamment grâce à l’informatisation des données, mais aussi à des efforts d’organisation et de communication. Les investissements informatiques de la DGFIP (impôts) dans les années 2000 donnent un bel exemple de gains de productivité : le coût de collecte a baissé de 25% en quinze ans (on dépense moins de 1 centime, en salaires et frais de fonctionnement, pour collecter 1 euro d’impôt), et les délais de traitement des déclarations fiscales sont passés de 60 jours en 2000 à 15 jours aujourd’hui.
Certains indicateurs de réactivité sont également parlants : ainsi, les délais de réponse pour une délivrance de passeport, de carte grise ou une demande d’allocations familiales, ont été divisés par deux sur les vingt dernières années.
Pourtant, une multitude de services publics sont encore à la peine. Si vous voulez obtenir une naturalisation dans les Bouches-du-Rhône, vous attendrez 517 jours pour que votre dossier soit traité par les services. Si vous souhaitez que votre enfant handicapé soit pris en charge en Ille-et-Vilaine, dans la Manche ou en Martinique, vous n’aurez aucune aide pendant dix longs mois. Pour activer vos droits à la retraite, vous pouvez attendre jusqu’à 24 mois si vous avez eu l’audace de faire une partie de votre carrière à l’étranger. Derrière ces délais de “dossiers en souffrance”, ce sont souvent des personnes qui doivent faire face à des situations familiales ou financières critiques.
Des conséquences parfois dramatiques
Les délais d’instruction peuvent même avoir des conséquences tragiques. Ainsi fin 2023, dans la préfecture du Nord, Fanta, un nourrisson de trois mois, est décédée. Sa mère, qui a fui une menace d’excision en Côte d’Ivoire, a connu le désert, les prisons de Libye, les viols, et la traversée en zodiac de la Méditerrannée… Elle obtient le statut de réfugiée en février 2022, puis dépose une demande de carte de résident. Sans réponse de la préfecture, son récépissé expire, entraînant la perte de ses allocations de la CAF et le RSA. Elle fait alors la mendicité, accumule les dettes, se fait réduire l’électricité au point de ne pouvoir chauffer un biberon. Lors d’une nuit glacée, elle allume un brasero pour réchauffer son bébé, qui est mort d’une intoxication au monoxyde de carbone. La préfecture du Nord lui a enfin répondu, presque 15 mois après sa demande : une décision favorable, arrivée malheureusement trop tard.
Les solutions sont déjà là, mais leur adoption est lente
Les premières intégrations de l’intelligence artificielle dans les services publics marquent une transformation profonde de l’administration moderne. En France, des initiatives telles que le programme « Albert » visent à automatiser les réponses aux 16 millions de demandes en ligne annuelles, promettant une réduction significative des délais de traitement. L’utilisation de modèles d’IA comme Mistral 7B, pour la plateforme “Services Publics+”, a permis de réduire les délais de réponse aux citoyens de plus de 50 %, passant de 19 à seulement 3 jours.
L’implantation de solutions de traitement documentaire, dans certaines administrations et collectivités territoriales, a permis de diviser par deux les délais de traitement des dossiers, avec des gains de productivité de plus de 30%. Ces traitements automatiques classent, extraient les données, recoupent les informations, et vérifient les dossiers en quelques secondes, avec une fiabilité supérieure à l’être humain.
Ces algorithmes ne prennent pas de décision. Ils effectuent toutes ces tâches simples, pénibles et répétitives, et aident l’agent public dans sa prise de décision. Ils lui libèrent surtout du temps pour se pencher sur les cas complexes, les situations d’urgence, là où l’humanité de la prise en charge est nécessaire.
Les défis éthiques et sécuritaires de l’intégration de l’IA
Cependant, l’adoption massive de l’intelligence artificielle dans les services publics comporte des risques et des défis. Des préoccupations émergent concernant la transparence des algorithmes, le respect de la vie privée et la possibilité de biais discriminatoires. Si les données utilisées pour entraîner les algorithmes reflètent des préjugés existants, l’IA peut perpétuer ou accentuer ces inégalités. Des inquiétudes ont été exprimées quant à la reproduction ou l’amplification de biais existants par les systèmes d’IA, notamment en matière de discrimination raciale ou sociale.
Ces biais peuvent entraîner des décisions injustes ou inéquitables dans des domaines tels que l’attribution d’aides sociales ou le contrôle fiscal. La protection des données personnelles est également cruciale. L’utilisation de l’IA nécessite la collecte et le traitement de vastes quantités d’informations sensibles. Sans garanties robustes en matière de sécurité et de confidentialité, le risque de violations de données ou d’utilisations malveillantes augmente.
Le Comité économique et social européen (CESE) a récemment appelé à une plus grande transparence et sécurité dans l’intégration de l’IA dans les services publics. Il est donc essentiel de mettre en place des cadres réglementaires rigoureux pour encadrer son utilisation et maintenir la confiance des citoyens. Enfin, des questions éthiques se posent quant à la place de l’humain dans les processus automatisés. Si l’IA prend en charge des tâches autrefois réalisées par des agents publics, il est essentiel que la décision finale reste sous contrôle humain, surtout dans des situations complexes ou sensibles. Une dépendance excessive à la technologie pourrait mener à une déshumanisation des services, où les contextes individuels ne seraient pas pris en compte. Trouver un équilibre entre l’efficacité apportée par l’IA et la préservation de l’empathie au cœur du service public est donc primordial.
L’intelligence artificielle peut être le catalyseur d’une transformation profonde de nos services publics, en résolvant le paradoxe entre contraintes budgétaires et exigences de qualité. Elle peut contribuer à réduire les délais insoutenables, améliorer la qualité du service et même humaniser les interactions entre l’administration et les citoyens. Toutefois, cette transformation doit s’accompagner d’une vigilance accrue sur les questions de sécurité et d’éthique, afin de garantir une adoption bénéfique tant pour les agents eux-mêmes que pour les citoyens.
Nicolas Woirhaye
Cofondateur de Provence.ai