La Grande Guerre n’a pas encore commencé à ravager l’Europe quand Marcel Pagnol, qui va bientôt fêter ses dix-huit ans, fonde avec quelques camarades de khâgne, Fortunio, une revue littéraire, artistique et théâtrale. Basé à Marseille, les premières éditions du journal lancé en février 1914 seront distribuées à quelques centaines d’exemplaires. L’auteur provençal y publiera son premier roman, Le Mariage de Peluque ainsi que plusieurs poèmes dont Prière à Pan dans lequel il demande au dieu Pan de protéger la nature qu’il aime tant. Cette revue qui deviendra Les Cahiers du Sud en 1925, accueillera notamment dans ses pages Antonin Artaud, Paul Éluard, Michel Leiris, Simone Weil ou encore Marguerite Yourcenar.
Pagnol n’a pas attendu la naissance de Fortunio pour commencer à écrire. Comme il le racontait lors d’une interview accordée à Pierre Tchernia, il composait déjà des poésies lorsqu’il était adolescent. Bon latiniste, il découvre alors Properce, Tibulle, Ovide, traduit les élégiaques. Il rencontre également Catulle, poète romain qui aura notamment influencé Virgile ou Horace. Catulle et ses vingt-cinq poèmes d’amour adressé à Lesbie marqueront Pagnol qui écrira en son honneur un drame en quatre actes en vers, publié plus tard dans la revue en 1922 : “Catulle était une tragédie que je croyais antique ! Ce n’était d’ailleurs pas fameux et on ne l’a jamais joué”.
Cette pièce réécrite cinq ou six fois eut une très grande importance pour l’auteur et lui donnera le goût de l’art dramatique. “C’est par une sorte de reconnaissance pour le jeune homme pauvre que je fus, et à qui je dois presque tout, que j’ai voulu lui faire l’honneur d’avoir sa place dans ces beaux livres”, soulignera Pagnol dans la préface de sa pièce.
Quand… Castro signe sa première pièce
Après avoir quitté sa Provence pour Paris et un poste de surveillant d’externat au lycée Condorcet puis de professeur d’anglais, Pagnol va continuer à jongler avec les mots. Grâce à Paul Nivoix, futur dramaturge et scénariste français, il rencontre l’intelligentsia parisienne, ceux qui comptent (Joseph Kessel, Henri Jeanson, Jean Anouilh, Jean Cocteau, Maurice Druon, Maurice Genevoix, André Chamson, André Maurois, Jean Dutour), et ceux qui vont compter bientôt (Marcel Achard, Steve Passeur…). Avec Nivoix, Pagnol se lance dans l’écriture de pièces de théâtre. Ce sera d’abord Tonton, ou Joseph veut rester pur, un vaudeville qu’il signera d’ailleurs sous le pseudonyme de Castro et qui sera joué pour la première fois à Marseille, au théâtre des variétés, le 30 août 1923. Ce sera ensuite Les Marchands de gloire, une comédie satirique qui raconte comment Édouard Bachelet, un modeste fonctionnaire d’une préfecture de province, va se servir de la mort de son fils durant la Première guerre mondiale, pour réaliser ses propres ambitions. Hélas pour lui, son fils réapparaît et il n’est pas le héros que l’on croyait. Comme le dit cyniquement Berlureau, l’un des personnages de la pièce, “la première qualité d’un héros, c’est d’être mort et enterré. Et enterré plutôt deux fois qu’une”.
Viendra ensuite Un Direct au cœur, une pièce née de sa passion pour la boxe, également écrite avec Nivoix. C’est durant la même année, soit en 1926, que Pagnol va imaginer Jazz, une comédie grinçante sur la vie d’un professeur qui l’a ratée. Cette pièce aux accents faustiens raconte comment un vieux professeur de faculté s’aperçoit qu’il a consacré les meilleures années de sa vie à un inédit de Platon qui est en réalité un faux, laissant passer et sa jeunesse et l’amour. L’histoire se terminera mal puisque l’érudit finira par se suicider. Jazz rencontrera le succès dès sa première représentation au Grand Théâtre de Monte-Carlo, le 9 décembre 1926, avant d’être repris au Théâtre des Arts, à Paris, le 21 décembre de la même année.
Naphtaline, cynisme et corruption : du grand Topaze
Et puis vint Topaze. Le premier grand succès théâtral de Pagnol raconte l’histoire d’un honnête professeur qui porte des costumes rapiécés dans une salle de classe veillotte sentant la naphtaline. Tout au long des quatre actes que compte la pièce, on suit l’évolution de Topaze qui, de naïf et d’intègre, deviendra cynique et corrompu. Pagnol dira à son propos qu’elle “est exactement l’histoire du chimpanzé de ma mère. Quand elle l’a acheté, il était maigre, il puait la misère, mais je n’ai jamais vu un singe aussi affectueux. On lui a donné des noix de coco, on l’a gavé de bananes, il est devenu fort comme un Turc, il a cassé la gueule à la bonne. Il a fallu appeler les pompiers.”
Si la pièce aux accents “moliériens” fait la renommée de Pagnol, elle n’a cependant pas été simple à monter. L’auteur a déposé un exemplaire de Topaze dans de nombreux théâtres où jouent les vedettes de l’époque. Ainsi, Louis Jouvet qui se produit à la Comédie des Champs-Élysées est intéressé par la pièce mais pas avant la saison d’hiver 1926-1927. Max Dearly, lui, veut créer la pièce à Nice mais le Palais de la Méditerranée, dont il deviendra le directeur, sera inauguré en janvier 1929. Quant à Victor Boucher, le patron du théâtre de la Michodière, à Paris, il veut apporter des modifications à la pièce.
C’est vers… l’Allemagne que Topaze trouvera son salut quand Eugen Klöpfer acceptera de créer la pièce au théâtre de La Renaissance, à Berlin, à l’automne 1927 avant d’être enfin jouée sur une scène française. Ce sera au Théâtre de Variétés, en octobre 1928.
La trilogie marseillaise et le génial Raimu
Les premiers volets de la célèbre trilogie marseillaise vont rapidement suivre. D’abord Marius, en 1929, Fanny en 1931, et puis César, d’abord écrit pour le cinéma, en 1936, est adapté pour le théâtre en 1946. Toutes rencontreront un immense succès, marquant un tournant dans la carrière de Pagnol puisque les portes du cinéma vont bientôt s’ouvrir où, serait-on tenté d’écrire, Pagnol ne va pas tarder à les pousser.
Le talent des comédiens n’y est évidemment pas étranger, et celui de Raimu en particulier avec qui Pagnol nouera un lien indéfectible, faisant de ce dernier son acteur fétiche. Si le comédien était déjà une vedette lorsqu’il rencontre Pagnol, ce sont les rôles au théâtre puis au cinéma que lui confiera l’écrivain qui lui feront atteindre une autre dimension.
Comme les autres comédiens jouant régulièrement du Pagnol (Larquey, Fresnay, Demazis, Andrex…), Raimu peut s’appuyer sur l’extraordinaire musicalité des textes de l’auteur. Son extrême maîtrise du dialogue et de la retranscription parlée repose sur un travail sans concession autour de la voix et de la diction… avec l’accent bien sûr. Tout son théâtre repose sur un langage spontané né de la rue, ce qui se retrouve aussi dans son cinéma. Dans un courrier adressé à Jean Guitton, philosophe et écrivain, et académicien comme lui, Pagnol écrit : “Vos phrases sont lues, ou vues, auscultées. Les miennes sont des répliques. Il faut qu’elles soient crachées, qu’elles soient entendues, qu’elles sortent des entrailles, qu’elles soient tracées, simples, spontanées, trouvées. […] À Marseille, je m’efforçais d’écouter les Marseillais ; je notais ce qui était éjecté sur les quais, au marché, dans les trams, partout et c’est ainsi que je fabriquais Marius et les autres”.
Ainsi, Pagnol devient transmetteur de la parole populaire, il écrit toujours en pensant à ses comédiens, à leur physique, leur souffle, leur voix, leur sueur. Il modifie souvent son texte selon l’interprète, comme le racontera Andrex dans On ne danse plus la java chez Bébert : “Généralement, quand un comédien bute sur une réplique, quand il la dit faux, l’auteur s’acharne à lui expliquer. Pagnol, lui, n’insistait pas. Il disait : “Du moment que tu n’arrives pas à sortir cette phrase, c’est que je me suis trompé en l’écrivant”.
Le sort s’acharne sur Judas
Pris notamment par ses projets cinématographiques, Pagnol cessera d’écrire pour le théâtre jusqu’en 1946 quand il adaptera César pour la scène du Théâtre des Variétés. Un peu plus loin, en 1955, l’auteur écrira Judas, une tragédie en cinq actes, donnée au Théâtre de Paris en décembre 1955. Raymond Pellegrin qui tiendra le premier rôle parlera d’une “pièce sublime mais qui n’a pas très bien marché”. Victime de malaises à répétition, Pellegrin devra laisser sa place à sa doublure, laquelle cédera à son tour sa place à sa doublure ! la pièce cessera d’être joué quand Frédéric, le fils de Marcel, dira à son père : “Papa, arrête la pièce parce que le quatrième, il meurt !”, racontera Pellegrin.
L’ultime pièce écrite par Pagnol sera Fabien, dont la première représentation aura pour théâtre les Bouffes Parisiens, en septembre 1956. Cette comédie sociale, comme Pagnol savait les écrire, se passe au milieu des “monstres” et des “curiosités” des foires de l’époque. À la demande de Pagnol, Guy Rétoré (1924-2018), le futur fondateur du Théâtre de l’Est parisien, le mettra en scène. “Pour moi, Pagnol était un mythe, dira Rétoré. Toute mon enfance a été bercée par l’admiration que l’on portait dans les quartiers populaires à Raimu, Raimu qui jouait tous les Pagnol au cinéma. (….) Pagnol a habité tous les hommes de ma génération quand on était enfant, et nos parents continuellement”.
Rappelant qu’à l’époque on appelait “Maître” le plus modeste et le plus innocent des professeurs, Guy Rétoré racontera qu’après lui avoir donné du “Monsieur”, l’homme qui “n’avait pas peur d’assumer ses échecs”, lui répondra : “Appelle-moi Marcel”.
Les pièces de Pagnol
1922 • Catulle, drame en 4 actes, en vers. Inédite à la scène. • Ulysse chez les Phéaciens (en collaboration avec Arno-Charles Brun), tragédie en vers. Inédite à la scène.
1923 • Tonton ou Joseph veut rester pur (en collaboration avec Paul Nivoix), vaudeville. Pagnol prendra le pseudonyme de Castro. Marseille, théâtre des Variétés, 30 août 1923.
1925 • Les Marchands de gloire (en collaboration avec Paul Nivoix), comédie satirique en cinq actes. Théâtre de la Madeleine, Paris, 15 avril 1925.
1926 • Direct au cœur (en collaboration avec Paul Nivoix), comédie. Théâtre de l’Alhambra, Lille, 12 mars 1926. • Jazz (premier titre Phatéon), comédie satirique en quatre actes. Grand Théâtre de Monte-Carlo, 9 décembre 1926.
1928 • Topaze, comédie satirique en quatre actes. Théâtre des Variétés, Paris, 9 octobre. 1929 • Marius, comédie en trois actes et six tableaux. Théâtre de Paris, Paris, 9 mars 1929.
1931 • Fanny, comédie en trois actes et quatre tableaux. Théâtre de Paris, Paris, 5 décembre 1931.
1946 • César, comédie en trois actes adaptée du film. Théâtre des Variétés, Paris.
1955 • Judas, tragédie en cinq actes. Théâtre de Paris, Paris, 6 octobre 1955.
1956 • Fabien, comédie en quatre actes. Théâtre des Bouffes Parisiens, Paris, 28 septembre 1956.
1985 (adaptation posthume) • La Femme du boulanger, comédie en quatre actes adaptée du film éponyme. Théâtre Mogador, Paris, 12 septembre 1985.