Il y a des séries qui divertissent, d’autres qui interrogent. Severance fait les deux à la fois, et avec une précision chirurgicale. Alors que la saison 2 bat des records sur Apple TV+, la série continue d’explorer, avec une acuité rare, les recoins les plus sombres du monde du travail. Un triomphe d’autant plus marquant qu’il survient après des mois de retard dus à la grève des scénaristes.
DOSSIER SPÉCIAL
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Une dystopie qui fait écho à notre époque
Une entreprise où l’on ne garde aucun souvenir de sa vie personnelle une fois au bureau, et inversement : l’idée paraît absurde. Elle est surtout effrayante. Créée par Dan Erickson et réalisée en partie par Ben Stiller, Severance pousse à l’extrême la séparation entre vie privée et vie professionnelle. Chaque employé de Lumon Industries devient deux personnes distinctes : un innie, qui existe uniquement au travail, et un outie, qui ne sait rien de ce qui se passe dans les couloirs aseptisés de l’entreprise.
La série s’inscrit dans la lignée des grandes dystopies modernes, quelque part entre Black Mirror, Eternal Sunshine of the Spotless Mind et 1984. Elle pousse à l’extrême une question qui hante notre époque : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour « équilibrer » nos vies ?
Mark Scout (Adam Scott), personnage central de la série, choisit cette procédure pour fuir la douleur du deuil. Mais sa collègue Helly (Britt Lower), elle, refuse cette division et tente d’y échapper. Une opposition qui reflète notre propre rapport au travail : entre acceptation et résistance, entre soumission et révolte.
Critique acerbe du monde de l’entreprise
Severance ne se contente pas de jouer avec les concepts philosophiques. Elle s’attaque frontalement à l’absurdité du monde du travail. Lumon Industries, c’est une caricature glaçante de l’entreprise moderne : des managers paternalistes et oppressifs, des tâches absurdes dont personne ne comprend le but, une communication vidée de sens. David Graeber aurait sans doute vu dans ces bureaux aseptisés la quintessence des bullshit jobs.
La série s’amuse aussi à détourner les codes du management contemporain : les « récompenses » grotesques pour motiver les salariés, l’infantilisation des employés, le langage creux des RH. En filigrane, Severance interroge notre soumission aux logiques d’entreprise et, plus largement, aux nouvelles formes d’aliénation du capitalisme moderne.
Une mise en scène millimétrée
Ben Stiller, aux commandes d’une partie de la réalisation, imprime à la série une patte visuelle forte. L’esthétique minimaliste, les couloirs sans fin, les bureaux déshumanisés : tout est conçu pour instaurer un malaise diffus. L’opposition entre les deux mondes – la froideur clinique de Lumon et la réalité terne des outies – renforce encore l’étrangeté de cette dystopie.
Le rythme lent de la série pourrait en rebuter certains. Mais cette lenteur est une illusion. Derrière chaque plan, chaque dialogue, une tension grandit. La découverte d’un ancien collègue, pourtant censé avoir disparu, fait basculer la série dans un suspense haletant.
Si Severance fonctionne aussi bien, c’est aussi grâce à ses acteurs. Adam Scott trouve ici un rôle à la hauteur de son talent, loin des seconds rôles comiques auxquels il était habitué. Patricia Arquette, glaciale et autoritaire, incarne un pouvoir oppressant et insaisissable. Tramell Tillman fascine dans son rôle de manager à la fois suave et terrifiant. Mais c’est sans doute la relation entre Irving (John Turturro) et Burt (Christopher Walken) qui offre les moments les plus poignants de la série.
Une série miroir de notre époque
L’accueil critique ne s’y est pas trompé : Severance est l’une des séries les plus marquantes de ces dernières années. Son succès dépasse le simple phénomène de mode. Elle touche un nerf sensible. Qui n’a jamais rêvé d’un bouton off pour échapper au stress du travail ? Qui n’a jamais ressenti cette sensation d’absurde face à des tâches dénuées de sens ?
Mais au fil des épisodes, une évidence s’impose : cette séparation entre vie privée et vie professionnelle est un piège. Une fausse solution à un vrai problème. En isolant nos deux identités, Severance nous force à nous poser la question : sommes-nous encore nous-mêmes au travail ? Et si la vraie dystopie, c’était notre monde, et pas celui de Lumon ?