Si la mer est de saison, le Vendée Globe, parfois surnommé l’Himalaya de la mer, l’est aussi périodiquement dans l’été austral des latitudes extrêmes du Sud. La compétition a lieu tous les quatre ans, comme les Jeux olympiques; la dernière édition s’est déroulée à la charnière des années 2020 et 2021 et il en sera de même lors du prochain hiver de l’hémisphère Nord.
L’histoire humaine se déroule sur un espace géographique que l’on croit connu et dans un laps de temps, fût-il celui de millénaires, finalement assez réduit. Mais il existe aussi une autre histoire dans laquelle des marins d’exception font désormais effraction; elle est celle d’horizons insoupçonnés dans une immensité sans limites, où l’archéologie de la nature n’englobe pas des milliers mais des millions d’années et dont on ne revient jamais mentalement indemne. Telle est sans doute la portée du Vendée Globe que nous pouvons vivre par procuration et une explication de la fascination croissante qu’il exerce.
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Le fracas des cinquantièmes rugissants s’est apaisé et les participants du dernier Vendée Globe 2020/2021 sont désormais à bon port. Après que soient arrivés le 27 janvier 2021, quasiment groupés, les premiers concurrents, au terme de 80 jours – soit un peu plus que le record de 74 jours d’Armel Le Cléac’h 4 ans auparavant – d’une circumnavigation en solitaire, sans escale et sans assistance et d’une inédite régate dans les derniers milles nautiques, les derniers participants à cette odyssée des mers ont atteint Les Sables-d’Olonne au cours du mois de mars.
Même si le vainqueur Yannick Bestaven fut une nouvelle fois français, la renommée internationale grandissante de l’épreuve a été confortée par la présence d’une forte cohorte de Britanniques, d’Allemands, d’un Italien, d’un Espagnol, d’un Suisse, d’un Finlandais ou encore d’un Japonais, tous devenus des héros de l’aventure maritime, tous vainqueurs à leur manière, avec leur talent, leur courage et leur personnalité.
Une aventure humaine aux limites infinies
Vu de l’extérieur, il a été moins question de technologie des bateaux de la classe IMOCA (NB : 18,28 m de long et 4,50 m de tirant d’eau), au cours de cette édition que lors de l’édition précédente. La révolution technologique des monocoques s’était en effet alors déjà réalisée avec l’apparition des foils susceptibles de donner de la légèreté et une vitesse supplémentaire aux bateaux en fonction, il est vrai, de conditions maritimes spécifiques. De ce côté-là, il n’y eut rien de vraiment nouveau sinon le développement de cette technologie avec des équipements de conception et de taille sensiblement différentes. Finalement, les embarcations de nouvelle génération l’ont emporté, comme cela était prévisible, mais sans la marge attendue. Il n’y eut pas deux compétitions dans une, celle des foils et celle des monocoques classiques et les « anciens » ont fait de la résistance en se sont mêlant à la lutte tout au long de l’édition à des vitesses qui ont parfois atteint, voire dépassé, les 30 nœuds.
Et puis, il faut reconnaître qu’au cours des dernières années la technologie est plus encore entrée dans nos vies, et cela selon une progression exponentielle. Mithridatisés que nous sommes par nos appareils hi-tech, plus grand-chose ne nous surprend. Tellement nécessaires pour l’organisation et les concurrents, les moyens techniques se sont en quelque sorte fondus dans le paysage et nous n’y avons prêté qu’une attention relative. Et pourtant, les briefings quotidiens de la direction de course, les liaisons satellites vidéo et audio avec les concurrents étaient d’une perfection exceptionnelle. Cela nous a permis d’être transportés quotidiennement sur tous ces océans, dans ces mers du Sud, jusqu’à la limite des glaces antarctiques où la plupart d’entre nous ne se rendront probablement jamais. Cet oubli bien involontaire de la technique nous a retenus d’être plus admiratifs des équipements des navires, de leurs ordinateurs, de leurs cartes météorologiques sur écran en temps réel, de leurs détecteurs thermiques pour certains d’objets flottants non identifiés (OFNI), de leurs téléphones satellitaires, de leurs moyens vidéo et photographiques et même parfois de leurs drones qui permettaient de nous les faire apparaître seuls en haute mer, comme si nous y étions.
Tous les concurrents sont des vainqueurs, y compris ceux qui ont accompli le tour du monde, tout en ayant été mis hors course pour avoir dû effectuer des réparations avec une assistance, telle Samantha Davis au Cap, et même ceux qui ont subi des avaries majeures qui les ont fait renoncer. Outre le parcours étalé sur plus de deux mois et demi pour les plus rapides, la compétition fut une longue marche qui avait en réalité commencé dès la fin de l’édition précédente, qu’il s’agisse de mettre sur pied une équipe et une organisation, de trouver un bateau ou de le faire construire, de le tester, de s’entraîner et de se mettre en condition physique et psychologique. Faute de sponsors et de projet solide, d’excellents marins n’ont pu participer. C’est un regret, mais nous savons que l’excellence ne va pas sans sélection et même parfois sans injustice.
Sur les 33 marins ayant pris le départ – alors qu’ils n’étaient que 13 lors de la première édition en 1989 –, l’on comptait 6 femmes qui méritent toutes d’être citées et honorées. Faut-il d’ailleurs les distinguer des hommes, car elles étaient dans la même épreuve et, à titre d’exemple, la franco-allemande Isabelle Joschke figurait encore dans les dix meilleurs au moment où elle connut ses ennuis techniques dans l’ultime tronçon de la remontée de l’Atlantique. Il en fut de même pour Samantha Davis. Hommes et femmes montrèrent la même capacité à gravir cet Everest de la mer, à faire face aux dépressions les plus creusées et à des vents dépassant les 50 nœuds, à s’émerveiller devant le spectacle magique du monde, le même talent à nous faire partager leur aventure.
Des prix supplémentaires devraient d’ailleurs être accordés – et la direction de course devrait d’ailleurs sérieusement y songer –, celui de la sportivité pour Alex Thomson, de la communication pour presque tous et surtout pour le « roi » Jean Cam sur Yes we cam, pourGiancarlo Pedote ou encore Clarisse Cremer, celui de la solidarité et du courage pour le sauvetage de Kevin Escoffier – appuyé par un navire de la Marine nationale – au large des îles Kerguelen, celui de la pédagogie la plus maîtrisée même dans les situations les plus tendues pour Boris Herrman, celui de la plus belle photographie ou encore celui du meilleur sushi en haute mer pour Kojiro Shiraishi qui, en deux participations, a fait découvrir le Vendée Globe à tout le Japon et a été le premier Asiatique à terminer cette immense épreuve.
La leçon de choses et l’aventure du regard
L’ancien champion d’athlétisme Stéphane Diagana a justement estimé que la voile emmenait le public dans un « univers d’évasion au-delà du sport ». Comme sur le Tour de France, toutes proportions gardées, qui fait découvrir l’hexagone dans les moindres recoins, le Vendée Globe sans étapes nous apprend les distances, qu’il faut ainsi trois semaines environ pour atteindre le cap de Bonne-Espérance depuis Les Sables-d’Olonne, cinq semaines pour dépasser lecapLeeuwin au sud-est de l’Australie, cinquante jours pour atteindre le Horn et un peu plus de deux mois et demi pour boucler ce Tour duMonde au terme de 7 000 miles à partir de la seule pointe de l’Atlantique Sud.
En lieu et place des 14 sommets de plus de 8 000 m, le point Nemo, endroit le plus éloigné de toute terre, et le terrible cap Horn qui faillit rarement à sa réputation – du fait de la configuration des fonds marins dans le prolongement du Chili, source de mouvements puissants de la mer –, sont comme des défis à l’image de la première hivernale du K2 de la même année de la dernière compétition.
Les poissons volants dans les alizés, dont il faut se protéger, car ils peuvent blesser lancés à pleine vitesse, les bonites et les coryphènes, les calamars géants – qui peuvent atteindre 13 m de long, mais sont rarement observés, car cantonnés dans les fonds marins –, les hordes de dauphins et les baleines apparemment plus puissantes que la mer qui, au matin du 25 décembre, ont fait un cortège de fêtes à Damien Seguin, ont été les compagnons de l’aventure. L’incomparable albatros a accueilli les concurrents à l’entrée du grand Sud, à partir des quarantièmes. Il est arrivé qu’il les accompagne pendant des heures d’un vol majestueux, bien différent de la description qu’en fit Baudelaire.
Le parcours a été aussi un cours vivant de météorologie, voire de climatologie, élément clé non seulement de la course, mais de la connaissance de systèmes dont nous avons désormais une conscience de plus en plus aiguë que la vie de l’humanité en dépend directement. Il faut franchir le fameux anticyclone des Açores, qui affecte tant nos aires tempérées, puis celui de Sainte-Hélène, dans des vents orientés nord-est qui deviendront Sud-Est après la Zone de Convergence Inter Tropicale (ZCIT). Le Pot au Noir est un imprévisible juge de paix pour les concurrents, en raison des masses d’air chaud et humide portées par les alizés des deux hémisphères. Plus au sud, ce sont les défilés ininterrompus de dépressions dans des systèmes orientés ouest-est, jusqu’à une longue remontée finale de l’Atlantique rendue délicate en raison de la complexité de ses systèmes climatiques. Le voyage climatique se sera ainsi déroulé en automne aux Sables, dans l’été austral des mers du Sud qui constituent les 3/5 du tour du monde, avec finalement un retour hivernal en Vendée.
Il est difficile de se mettre à la place des navigateurs pour dire si leur aventure a aussi été celle du regard qu’ils ont porté sur les choses. Si tel a été le cas, on peut penser que leur propre vision du monde en aura été magnifiée. C’est en réalité l’attention portée aux êtres et phénomènes qui leur confère une valeur supplémentaire.
L’hymne à la joie
Si un musicien devait être retenu pour illustrer le Vendée Globe, ce serait en premier lieu Beethoven, dont on a précisément célébré en décembre de la dernière édition le 250e anniversaire de la disparition. La 6e Symphonie – « cet étonnant paysage composé par Poussin et dessiné par Michel-Ange », selon H. Berlioz – reproduit le déchaînement des éléments et fait découvrir des matins séraphiques ; l’on s’abandonne à la nature pour terrasser le destin. Et la 9e Symphonie, dans son accomplissement final, est un hymne au monde qui se transforme en un hymne à la joie.
Si l’on se laisse entraîner dans l’univers musical, l’on peut également entendre Dvorak, avec des tonalités de la bonne vieille Europe. Sans doute cela a-t-il aussi été le cas pour les navigateurs devenus chefs d’orchestre des éléments, des rafales de vent dans les haubans, des vagues se fracassant sur leur embarcation et des surfs les emportant dans des finales à des vitesses époustouflantes. Ce fut leur Symphonie du Nouveau Monde ainsi recomposée pour le Monde nouveau qui fut le leur et nous attend, celui des ultimes frontières.
Patrick Pascal