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L’Autorité de la concurrence vient de rappeler une règle simple, mais souvent oubliée : dominer n’autorise pas à écraser. Ce 5 novembre, elle a infligé une amende de 4,665 millions d’euros à Doctolib pour abus de position dominante. Le champion français de la prise de rendez-vous médicaux en ligne s’est vu reprocher deux pratiques : des contrats verrouillant ses clients et un rachat destiné à éliminer la concurrence. Une affaire lourde, qui éclaire les dérives possibles d’une hypercroissance non régulée dans un secteur devenu vital.
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Des contrats à sens unique
Tout part d’une plainte déposée en 2019 par Cegedim Santé. Six ans plus tard, le verdict tombe : entre 2017 et 2023, Doctolib a verrouillé le marché français avec des contrats excluant toute concurrence. La quasi-totalité de l’amende (4,615 millions d’euros) sanctionne la mise en place de clauses d’exclusivité et de ventes liées : pour accéder à la prise de rendez-vous, les praticiens devaient aussi utiliser l’agenda, la gestion de patientèle et la téléconsultation de Doctolib.
Ce n’était pas un dérapage ponctuel. Des documents internes montrent que la stratégie était pensée, structurée, assumée. L’objectif ? Devenir la plateforme incontournable entre médecins et patients. Y compris en imposant des pratiques que la direction elle-même qualifiait en interne d’« illégales ». Doctolib a supprimé ces clauses en septembre 2023. Trop tard.
Une acquisition pour tuer la concurrence
Deuxième grief : le rachat de MonDocteur, principal concurrent, en 2018 pour environ 50 millions d’euros. Officiellement, une opération industrielle. Officieusement, une mise à mort. L’Autorité a retrouvé un document où l’entreprise affirme qu’elle pourra ainsi « fonctionner sans plus aucune concurrence en France ». Pas d’ambiguïté : l’objectif était de faire disparaître une alternative crédible. Et ça a marché.
Là encore, la jurisprudence a évolué. Depuis l’arrêt Towercast de la Cour de justice de l’UE en mars 2023, les régulateurs peuvent revenir sur des acquisitions non notifiées, si elles traduisent un abus de position dominante. C’est la première application française de ce nouveau cadre.
Une domination sans partage
Doctolib règne sans rival. Selon les chiffres de l’Autorité, il contrôle entre 70 et 90 % du marché de la prise de rendez-vous médicaux en ligne. MonDocteur n’en pesait que la moitié avant son absorption. Les autres – Maiia, ClickDoc, Qare, Vitodoc – sont confinés à des parts symboliques. Et KelDoc, lui, a carrément disparu.
La notoriété fait le reste. Doctolib est devenu pour la santé ce que Google est à la recherche : un réflexe. L’effet réseau, les investissements massifs en R&D (115 millions d’euros en 2024), l’inertie des usagers… tout contribue à verrouiller un marché où même les nouveaux entrants n’ont plus d’espace.
Une entreprise privée dans un rôle public
L’affaire pose une question plus large. Doctolib n’est plus une simple start-up. En pleine pandémie, l’entreprise a organisé 80 % des rendez-vous dans les centres de vaccination. Elle est devenue un rouage du système de santé. Mais un rouage privé, dirigé selon des logiques commerciales.
Peut-on laisser une entreprise aussi dominante contrôler l’accès aux soins ? C’est la vraie question. La concurrence n’a plus d’air. Et pourtant, l’amende reste modeste : à peine 4,7 millions d’euros, une goutte d’eau au regard d’une valorisation de 6,4 milliards d’euros. On est loin des milliards infligés à Google.
Une défense classique mais fragile
Doctolib conteste. Elle affirme ne détenir que 30 % des soignants en France, et rappelle que personne n’avait bronché au moment du rachat de MonDocteur. Elle agite aussi l’épouvantail de l’insécurité juridique : requalifier une opération ancienne, c’est créer de l’instabilité. Argument connu, souvent entendu. Pas toujours convaincant.
La société mise sur l’Europe : après l’Allemagne et l’Italie, elle revendique un potentiel de 210 millions d’utilisateurs. En 2024, elle a réalisé 348 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel récurrent, en hausse de 22,5 %. Mais les pertes restent lourdes : 110 millions d’euros de déficit net. Le modèle repose sur un pari classique des GAFAM : conquérir, verrouiller, rentabiliser ensuite.
Une jurisprudence à suivre
Ce qui est en jeu dépasse Doctolib. L’application de l’arrêt Towercast envoie un signal clair : même sans notification préalable, une opération peut être sanctionnée si elle tue la concurrence. Ce précédent va peser. D’autant plus dans des secteurs où les start-up, à force de levées de fonds, finissent par prendre le pouvoir – sans les contre-pouvoirs.
L’innovation ne justifie pas tout. Le statut de licorne ne protège pas contre le droit. Et une entreprise, même française, n’est pas au-dessus des règles.


