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Il est l’homme par qui la tempête est arrivée. Le 5 novembre, Shein doit ouvrir une boutique physique de plus de 1 000 m² au sixième étage du BHV Marais. Une première en France pour la marque chinoise, et une décision qui agite les milieux politiques, commerciaux et associatifs. Derrière cette opération, un nom encore peu connu du grand public : Frédéric Merlin, 34 ans, fondateur de la Société des Grands Magasins (SGM). Un entrepreneur venu de la périphérie lyonnaise, qui a bâti sa réussite dans les centres commerciaux de province, et qui découvre aujourd’hui la complexité de l’arène parisienne.
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Très tôt, il veut réussir
Frédéric Merlin ne vient pas du sérail. Il est né à Vénissieux, a grandi à Saint-Symphorien d’Ozon, au sud de Lyon. Son parcours personnel est marqué par une transformation précoce : à 16 ans, il pèse 165 kilos. Il en perd plus de 70 avant sa majorité. Il en parle sans détour, y voyant une preuve d’endurance, une première victoire sur l’adversité, et un point d’appui pour sa trajectoire professionnelle. Très tôt, il veut réussir. Il découvre l’immobilier d’entreprise lors d’un stage qu’il obtient de sa propre initiative, sans réseau ni soutien.
À 20 ans, il fonde avec sa sœur Maryline une société de conseil immobilier. Pas de capital, pas d’appuis, mais un prêt étudiant de 15 000 euros. Le duo commence par de la location de bureaux, puis se lance rapidement dans l’achat-revente d’immeubles entiers. En 2015, les deux jeunes entrepreneurs deviennent investisseurs directs. Trois ans plus tard, ils créent SGM.
Une image d’entrepreneur rapide, direct, efficace
Le modèle est clair : acheter des centres commerciaux délaissés, y installer une enseigne puissante – Action, Leclerc –, restructurer les espaces, remplir les cellules vacantes, augmenter la fréquentation, et valoriser les actifs. À Mulhouse, Angers, Orléans, les résultats sont spectaculaires : les taux d’occupation bondissent, les loyers doublent, les valeurs d’actifs suivent. Frédéric Merlin devient un nom reconnu dans le secteur du retail secondaire, avec une image d’entrepreneur rapide, direct, efficace.
Mais Paris est un autre monde.
En novembre 2023, SGM rachète le fonds de commerce du BHV Marais, tout en laissant la propriété des murs aux Galeries Lafayette. L’objectif est ambitieux : relancer l’activité du magasin historique, puis acquérir les murs avec l’appui de la Banque des Territoires. Le prix est estimé à 345 millions d’euros. Le montage avance, mais piétine à l’été 2025. L’exclusivité de négociation arrive à échéance en décembre. Frédéric Merlin décide alors d’agir vite.
L’urgence est de sauver le magasin
Le 1er octobre, il annonce sur Instagram un partenariat avec Shein. Ni ses partenaires, ni la Mairie de Paris, ni la Banque des Territoires ne sont prévenus. L’accord a été signé quelques semaines plus tôt, à Los Angeles. Il porte non seulement sur le BHV, mais aussi sur cinq Galeries Lafayette de province. C’est une première mondiale pour Shein, qui n’avait jusqu’ici ouvert que des boutiques temporaires.
La réaction est immédiate. La Banque des Territoires se retire huit jours après l’annonce. Plusieurs marques installées au BHV – Le Slip Français, Armor Lux, Aime – annoncent leur départ. Des élus s’insurgent. Des fédérations professionnelles dénoncent l’accord. SGM est exclue de l’Union du Grand Commerce de Centre-Ville. Le projet déclenche une crise d’une rare intensité.
Pour Frédéric Merlin, la décision était avant tout économique. Il affirme avoir « rendu le BHV rentable » et travailler « 14 heures par jour » pour en assurer la viabilité. Il voit en Shein une enseigne à fort pouvoir d’attraction, capable de ramener du trafic. Son raisonnement est commercial : l’urgence est de sauver le magasin, pas de plaire aux codes parisiens.
Mais la capitale ne fonctionne pas selon les mêmes logiques. Le BHV est plus qu’un grand magasin. C’est un lieu symbolique, situé à quelques mètres de l’Hôtel de Ville. Un patrimoine commercial et architectural, avec une forte charge historique et politique. Installer Shein, une marque accusée de pratiques commerciales trompeuses, d’écoblanchiment et de violations du RGPD, sans concertation ni transparence, a été perçu comme un passage en force.
Il dénonce aussi ce qu’il appelle « l’hypocrisie ambiante »
La forme de l’annonce a ajouté à la crispation. La stratégie de communication – publication personnelle sur Instagram, mise en scène de son quotidien d’entrepreneur – tranche avec les pratiques attendues dans la gestion d’un actif emblématique parisien. Frédéric Merlin a voulu imposer le tempo d’un entrepreneur indépendant dans un écosystème institutionnel, sensible, saturé d’enjeux politiques.
Le modèle SGM, efficace en région, montre ici ses limites. À Paris, les parties prenantes sont multiples, les rythmes sont plus lents, les attentes sont plus symboliques. Le risque n’est pas seulement économique, il est politique, médiatique, institutionnel. Ce que Frédéric Merlin gère habituellement à l’échelle du trafic et de la rentabilité se joue ici à l’échelle de l’opinion et de la réputation.
Il le reconnaît aujourd’hui : « Ce que j’ai sous-estimé, c’est toute l’exposition politico-médiatique qu’il y avait à s’attaquer à ce monument de Paris devant les fenêtres de l’Hôtel de Ville. » Il dénonce aussi ce qu’il appelle « l’hypocrisie ambiante » autour de Shein, rappelant que la marque est massivement achetée en ligne par des millions de Français.
Le pari de Frédéric Merlin, conçu comme un levier de rentabilité, s’est transformé en cas d’école sur les tensions entre efficacité économique et responsabilité sociétale. Un choc frontal entre deux visions du commerce : celle du redressement rapide et pragmatique, et celle d’un commerce porteur de valeurs, inscrit dans un tissu urbain, politique et culturel.


