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C’est une anomalie statistique en plein cœur de Paris. Tandis que les restaurants ferment les uns après les autres, étranglés par les coûts et désertés par les clients, le Bouillon Chartier tourne à plein régime. Jusqu’à 2 400 couverts par jour, tous les jours de l’année. Une salle centenaire, un menu défiant toute concurrence, un ballet de serveurs en gilet noir qui ne s’interrompt jamais. Le tout sans céder un pouce au folklore ni à l’inflation. Dans un secteur moribond, Chartier ne fait pas de résistance. Il avance.
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Une relance fondée sur l’instinct
En 2007, l’affaire était en bout de course. Une brasserie classée, mais vidée de sa substance, menacée de fermeture. Gérard et Christophe Joulie reprennent le flambeau. Pas pour réinventer. Pour restaurer, au sens premier du mot. Rendre à ce lieu sa fonction : nourrir.
Leur intuition est simple : l’esprit d’un bouillon, c’est l’efficacité, pas l’apparat. Des plats rapides, bons, bon marché. Le pari fonctionne. La maison-mère du Faubourg Montmartre retrouve son public. Puis en entraîne d’autres, à Montparnasse (2019), à Gare de l’Est (2022). Une réplique du modèle, pas une franchise. Et surtout, une demande qui suit. Contre-courant ? Plutôt retour aux fondamentaux.
Une machine à servir, bien huilée
Chartier, c’est une logique industrielle appliquée à la restauration populaire. Trois cents places, cent salariés, un service non-stop de 11h30 à minuit. Les tables tournent à grande vitesse. Les plats sortent à cadence continue. Le menu est court, les prix sont bas, les marges serrées. Mais la productivité, elle, est maximale.
Un repas complet à 16 euros. Entrées à 1 euro, plats principaux autour de 10, desserts à 2 ou 3 euros. Le tout servi dans une salle classée, à deux pas des Grands Boulevards. Les prix ne suivent aucune logique de marché, mais une autre forme de rationalité : celle du volume.
Pour tenir ces tarifs, chaque paramètre est optimisé. Les produits frais arrivent chaque matin, en majorité depuis moins de 200 km. Une tonne par jour. La cuisine est maison, sauf les frites. Le ratio qualité-prix est constant, mais la rentabilité repose sur des arbitrages internes : une entrée à faible marge compense un plat plus coûteux. Le système est souple, mais jamais déséquilibré.
Pas de miracle, juste de la méthode. À la tête du groupe, Christophe Joulie assume une stratégie volontaire : « On a choisi de baisser nos marges. » Et d’en vivre. En période d’inflation, cette constance fait figure d’exception. Mais elle renforce l’image d’un lieu qui ne triche pas.
Une file d’attente comme argument marketing
Devant le 7 rue du Faubourg Montmartre, la file commence avant midi et ne faiblit pas jusqu’au soir. Elle s’étire sous les arcades, déborde sur le trottoir. Elle fait partie du décor. Certains râlent. Beaucoup prennent leur mal en patience. Car ici, l’attente est devenue signe de confiance : si tous ces gens restent, c’est que cela en vaut la peine.
À l’intérieur, rien n’a changé. Les serveurs notent l’addition sur la nappe, les conversations rebondissent sous les plafonds Belle Époque. Les codes sont anciens, le rythme est contemporain. Le public, lui, est composite : touristes et retraités, étudiants et familles. C’est le vrai Paris, pas sa carte postale.
Une institution devenue destination
L’adresse Chartier est inscrite dans les guides du monde entier, recommandée sur les plateformes, intégrée dans les circuits touristiques. On y mange, mais on y vient aussi pour ce qu’elle représente. Une part de patrimoine en mouvement. Une curiosité vivante.
Six menus en anglais imprimés chaque jour. Une équipe rompue à la diversité des attentes. En 2024, le restaurant est même entré dans un classement mondial des établissements “légendaires”. Une consécration qui ne doit rien au hasard.
Depuis deux ans, le modèle fait des petits. Partout en France, les bouillons ressuscitent. À Paris, mais aussi à Nantes, Brest, Nancy. Toujours sur le même principe : des plats simples, un cadre chaleureux, des prix tenables. La restauration redécouvre qu’on peut remplir une salle sans gonfler l’addition.
Le phénomène est un signal. Celui d’une demande qui change, d’un rapport au repas qui se transforme. Moins de sophistication, plus de sens. Moins d’individualisme, plus de collectif.


