Résumé Résumé
France Inter a suspendu à titre conservatoire son chroniqueur politique Thomas Legrand après la diffusion d’une vidéo polémique dans laquelle il évoque, aux côtés de Patrick Cohen et de deux responsables socialistes, une volonté d’« agir contre » Rachida Dati. La ministre de la Culture dénonce une tentative de manipulation électorale et met en cause la déontologie des journalistes du service public. L’affaire, encore en cours, relance un débat de fond sur la frontière entre expression privée et devoir d’impartialité.
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Une vidéo clandestine
La controverse a éclaté vendredi 5 septembre avec la publication d’une vidéo par L’Incorrect, un mensuel classé à l’extrême droite, se revendiquant « conservateur » et partisan d’une union des droites. Tournées en juillet dernier dans un restaurant parisien, les images ont été filmées à l’insu des participants, selon la rédaction du média.
On y entend Thomas Legrand, chroniqueur à France Inter et éditorialiste à Libération, déclarer lors d’un dîner : « Nous, on fait ce qu’il faut pour Dati, Patrick [Cohen] et moi ». Une phrase brève, mais lourde de sous-entendus, alors que Rachida Dati, maire du 7ᵉ arrondissement de Paris et ministre de la Culture, a été officiellement investie le 28 août par Les Républicains comme candidate à la mairie de Paris pour mars 2026.
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Cette séquence, où apparaît également Patrick Cohen — autre voix médiatique de France Inter et collaborateur régulier de France Télévisions —, a aussitôt provoqué la réaction de la ministre. Dans un message publié sur la plateforme X (anciennement Twitter), Rachida Dati a dénoncé des « propos graves et contraires à la déontologie » journalistique, estimant qu’ils visaient à l’« éliminer de l’élection à Paris » et appelant à des sanctions.
France Inter suspend Thomas Legrand
Outre Thomas Legrand et Patrick Cohen, deux figures du Parti socialiste étaient présentes à ce dîner qualifié d’« informel » : Pierre Jouvet, secrétaire général du PS, et Luc Broussy, président du conseil national du parti. Selon plusieurs sources, Patrick Cohen y aurait dressé un état des lieux de la situation politique, dans un cadre a priori privé.
Thomas Legrand, voix influente sur les ondes de France Inter, est aussi éditorialiste à Libération. Patrick Cohen, qui n’est pas mentionné directement dans la vidéo mais dont le nom est cité par Legrand, intervient régulièrement dans C à vous sur France 5. La présence de ces deux journalistes du service public dans une réunion mêlant échanges politiques et acteurs partisans alimente les critiques sur une éventuelle confusion des rôles.
Interrogé par l’Agence France-Presse, Thomas Legrand a cherché à clarifier ses intentions. « Je récuse l’intention qui m’est prêtée », a-t-il déclaré, tout en ajoutant : « Mon travail est de combattre les mensonges de Mme Dati et son attitude face à la presse. Je ne la combats pas politiquement ». Une nuance que certains jugent insuffisante, la frontière entre engagement personnel et position publique semblant brouillée.
France Inter, de son côté, a annoncé dès vendredi la suspension de Thomas Legrand « à titre conservatoire ». Une mesure temporaire, dans l’attente d’éventuelles décisions de la direction. Le chroniqueur n’était pas à l’antenne ce dimanche. Aucun commentaire officiel n’a pour l’heure été formulé par Patrick Cohen.
Tensions anciennes entre Patrick Cohen et Rachida Dati
L’affaire actuelle s’inscrit dans une histoire de tensions récurrentes entre Patrick Cohen et Rachida Dati. En juin dernier, lors de l’émission C à vous, le journaliste avait interrogé la ministre sur des accusations relayées par Complément d’enquête au sujet de ses liens financiers avec GDF Suez. Rachida Dati avait alors vivement réagi, allant jusqu’à menacer Cohen d’une plainte pour harcèlement, en écho à une rumeur relayée par Mediapart.
Sur le plan judiciaire, Rachida Dati doit faire face à des accusations de lobbying illégal au Parlement européen en faveur de Carlos Ghosn. Selon l’instruction, elle aurait perçu près de 900 000 euros d’honoraires à ce titre. Elle a été renvoyée devant le tribunal correctionnel pour corruption et trafic d’influence. Sur le plan politique, son investiture récente par Les Républicains pour la mairie de Paris a été obtenue après un accord qui lui a permis d’éviter un duel électoral interne avec Michel Barnier.
Journalisme public et impartialité : une frontière en débat
L’affaire met en lumière une question cruciale : celle de l’impartialité des journalistes du service public. La mission de France Inter, comme de tout média public, est de garantir une information rigoureuse, indépendante et équilibrée. La phrase de Thomas Legrand, même prononcée dans un cadre privé, jette le trouble sur sa capacité à maintenir cette exigence.
Sa défense, fondée sur la distinction entre lutte contre la désinformation et positionnement politique, ne suffit pas à dissiper les doutes. Si l’attaque d’un discours jugé trompeur fait partie du rôle critique du journaliste, elle ne peut se confondre avec un engagement partisan, surtout lorsqu’il est exprimé en compagnie de cadres d’un parti.
La séquence, captée sans leur consentement, pose également la question des limites de la vie privée des journalistes et de la manière dont leurs propos hors antenne peuvent influer sur la perception de leur travail à l’antenne. La réponse de France Inter, en suspendant provisoirement Thomas Legrand, illustre la prudence de l’institution face à une affaire susceptible de nuire à sa crédibilité.
Une affaire loin d’être close
La suspension de Thomas Legrand est une mesure provisoire. Il n’est pas exclu que France Inter ouvre une enquête interne ou que le régulateur soit saisi. En filigrane, la question de l’expression des journalistes en dehors de leur cadre professionnel, et de la ligne qui sépare opinion privée et responsabilité publique, revient au premier plan.
L’affaire s’inscrit plus largement dans un contexte de méfiance croissante à l’égard des médias, et d’interrogations sur l’indépendance de la presse face aux cercles de pouvoir politique. Elle interroge aussi sur les attentes du public à l’égard de ses journalistes, notamment ceux du service public, censés garantir une distance critique, y compris dans leurs interactions privées.
Pour mesurer l’ampleur du trouble suscité, il suffit de transposer la situation dans un autre registre : imagine-t-on un juge, filmé à son insu dans un cadre informel, déclarant vouloir « faire ce qu’il faut » pour l’une des parties d’un procès ? Même en avançant une volonté de « combattre le mensonge », un tel propos ébranlerait la confiance du public dans l’impartialité de la justice. Il en va de même pour les journalistes.