Les cartes ne sont pas de simples dessins destinés à illustrer des manuels ou à décorer des salles de classe. Elles racontent une histoire, une géographie bien sûr, mais aussi une histoire de domination et de pouvoir. Depuis des siècles, l’Afrique y est représentée comme un continent secondaire, rétréci, périphérique – alors même qu’elle déborde de toutes parts si on la regarde avec des yeux objectifs. Ce déséquilibre cartographique, longtemps toléré, soulève aujourd’hui une revendication plus politique qu’il n’y paraît.
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La projection de Mercator, établie au XVIe siècle pour faciliter la navigation, est devenue la norme mondiale. Or, elle déforme radicalement les proportions des masses continentales. Elle agrandit exagérément les régions proches des pôles – comme l’Europe ou l’Amérique du Nord – et écrase celles de l’équateur, dont l’Afrique. Le Groenland y apparaît presque aussi grand que le continent africain, alors qu’il est en réalité quatorze fois plus petit. L’anomalie est flagrante, mais elle s’est imposée comme une évidence.
L’impact géopolitique d’une carte trompeuse
Ce biais n’est pas neutre. Il façonne la perception du monde dès le plus jeune âge, forge des imaginaires de hiérarchies géographiques et alimente une vision implicite : certains territoires compteraient plus que d’autres. Le système éducatif, les logiciels de cartographie, les atlas, les outils de navigation numérique – tous véhiculent la même illusion optique, héritée d’un regard européen et colonial.
Aujourd’hui, le débat prend de l’ampleur. En mars dernier, un consortium réunissant cartographes, chercheurs et institutions africaines s’est retrouvé à Accra pour réclamer un changement de paradigme. Il ne s’agit pas seulement de choisir une nouvelle projection – comme celle de Gall-Peters, qui respecte mieux les superficies réelles – mais de redonner au continent sa juste place sur la carte, donc dans l’esprit.
Car les chiffres sont implacables : avec ses quelque 30 millions de km², l’Afrique est capable de contenir les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon et presque toute l’Europe occidentale réunis. Pourtant, sur la majorité des cartes scolaires, elle semble à peine plus grande que l’Amérique du Nord. Cette disproportion visuelle n’est pas anodine : elle alimente une idée tenace de marginalité, alors que l’Afrique est tout sauf marginale.
Les conséquences sont réelles. Une mauvaise perception de la taille du continent peut orienter les décisions en matière de développement, d’investissement ou de coopération internationale. Si l’on croit qu’un territoire est petit ou périphérique, on le traite comme tel. Et ce biais visuel peut se traduire par des politiques sous-dimensionnées ou des partenariats déséquilibrés.
Changer les cartes pour transformer les imaginaires
Changer de projection cartographique, c’est donc aussi opérer une transformation mentale. Mais les résistances sont nombreuses. La projection de Mercator est profondément ancrée dans les infrastructures techniques, les logiciels, les interfaces, et surtout dans les esprits. La supplanter exige un effort à la fois pédagogique, culturel et politique.
Certaines institutions africaines l’ont bien compris : elles défendent une approche où la question cartographique devient un levier de souveraineté cognitive. Il ne s’agit pas seulement de corriger une carte, mais de reprendre la maîtrise de l’image de soi – une forme de puissance symbolique trop longtemps déléguée à d’autres.
Des outils numériques accessibles en ligne permettent désormais de comparer les superficies réelles des pays, révélant ainsi à quel point les cartes traditionnelles nous ont trompés. Ces initiatives participent à une relecture du monde, plus juste, plus conforme aux réalités géographiques. Et dans certaines écoles ou publications scientifiques, les cartes alternatives gagnent du terrain.
On le comprend : la cartographie n’est pas seulement une affaire de géomètres. Elle est aussi – et surtout – une affaire de récit. Un récit du monde qui, depuis des siècles, a minimisé certains territoires et en a hypertrophié d’autres. L’Afrique réclame aujourd’hui un récit à la hauteur de sa réalité, physique et politique.
Et ce n’est pas anodin que cette revendication émerge dans un moment de transition géopolitique, où l’idée même d’un monde multipolaire prend corps. Avec ses 1,4 milliard d’habitants, ses ressources, son dynamisme, l’Afrique ne peut plus être reléguée à la marge du regard. Redessiner les cartes, c’est peut-être le premier geste concret pour redessiner l’ordre du monde.