Brouteurs : plongée dans le business secret des arnaques à l’amour

Fanny, 43 ans, pensait avoir trouvé l’amour sur un site de rencontre. Trois mois plus tard, elle avait vidé ses économies : 10 000 euros partis en virements à un homme qui n’existait pas. Comme elle, des centaines de milliers de personnes tombent chaque année dans les filets des “brouteurs”, ces cybercriminels spécialisés dans l’arnaque sentimentale. Derrière les promesses de tendresse se cache une économie parallèle, tentaculaire, transnationale — alimentée par la solitude, la crédulité, et les failles du système numérique.

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Origines du phénomène : du “mouton” à la “ferme”

Le terme “brouteur” n’a pas émergé du cyberespace, mais de l’argot ivoirien, où il désigne d’abord le mouton qui broute sans effort, avant de désigner celui qui gagne de l’argent de manière “facile”, hors des cadres traditionnels. Le mot s’est propagé à partir des années 2000, avec l’essor d’Internet mobile en Afrique de l’Ouest.

Essentiellement basés en Côte d’Ivoire, au Nigéria, au Bénin ou au Cameroun, les brouteurs sont souvent jeunes, âgés de 15 à 35 ans, issus de milieux précaires. Pour certains, l’escroquerie constitue un raccourci vers une réussite sociale inaccessible autrement. Pour d’autres, elle s’inscrit dans une lecture politique du monde, comme une revanche postcoloniale. Ce phénomène s’est structuré au fil des années en un véritable écosystème criminel, mêlant apprentissage par imitation, professionnalisation et spécialisation régionale.

Un business émotionnel bien huilé

L’arnaque sentimentale suit un scénario désormais bien rodé : un faux profil approche une cible sur une plateforme de rencontre ou un réseau social. L’échange débute par une relation construite sur l’attention, la séduction, la proximité affective. Puis viennent les premières demandes financières : un billet d’avion, une urgence médicale, des frais imprévus. Certaines victimes versent quelques centaines d’euros ; d’autres perdent des centaines de milliers.

L’industrialisation du procédé est manifeste. Des “fermes à arnaques”, inspirées des call centers, forment les escrocs aux techniques psychologiques comme le love bombing ou l’exploitation de la solitude. En parallèle, la technologie accentue l’efficacité de la tromperie : les deepfakes vocaux et vidéo se multiplient, tandis que l’intelligence artificielle permet la génération automatisée de messages crédibles. En 2024, les revenus issus de la fraude assistée par IA ont augmenté de 1 900 %, selon BioCatch.

Une économie parallèle : pertes privées, coûts publics

Contrairement à certaines croyances, les arnaques sentimentales ne sont pas anecdotiques. Elles s’inscrivent dans un paysage plus large où les escroqueries numériques ont fait perdre 5,14 milliards d’euros aux Français en 2024, selon la Global Anti-Scam Alliance — toutes formes d’arnaques en ligne confondues.

Parmi ces pertes, les arnaques sentimentales représentent une part croissante, mais difficile à quantifier précisément, du fait de la sous-déclaration. Ce que l’on sait : les signalements explosent. Cybermalveillance.gouv.fr a enregistré une hausse de 91 % des cas d’escroqueries sentimentales en 2023, et les tendances 2024 confirment cette progression.

Aux États-Unis, la Federal Trade Commission a documenté 547 millions de dollars de pertes liées à ce type d’escroquerie dès 2021. En Europe, un seul réseau de fraude sentimentale a détourné 240 millions de dollars entre 2021 et 2024.

Les banques, confrontées à des demandes de remboursement, ont dépensé des dizaines de millions en procédures de vérification. Le système judiciaire, de son côté, doit mobiliser des ressources disproportionnées pour des enquêtes rendues complexes par l’internationalisation des circuits et l’usage croissant des crypto-monnaies.

Qui sont les victimes ?

Si les femmes entre 40 et 60 ans restent les plus représentées, le profil des victimes s’élargit. En 2024, 35 % des victimes ont moins de 35 ans, et les hommes représentent désormais 40 % des signalements. Les escrocs adaptent leurs profils aux fantasmes et aux habitudes numériques de chaque tranche d’âge.

Des figures emblématiques émergent : une Française de 53 ans a versé 830 000 euros à un homme se faisant passer pour Brad Pitt. D’autres témoignent de pertes moindres mais tout aussi dévastatrices psychologiquement. Marie-Jacqueline, 74 ans, escroquée de 14 000 euros, raconte : « J’étais vulnérable. Il me disait ce que je voulais entendre. J’étais aveugle. »

Au-delà de l’argent, les cicatrices affectives perdurent : honte, sentiment d’avoir été violé psychologiquement, isolement renforcé.

Un fléau sous-déclaré

L’étendue réelle du phénomène reste difficile à cerner. Près de trois quarts des victimes d’escroqueries en ligne ne signalent jamais leur cas, par honte, peur du jugement, ou méconnaissance des recours. Les chiffres officiels (environ 200 000 victimes en 2024 pour la France) sous-estiment donc considérablement l’ampleur du problème.

Paradoxalement, le montant moyen des pertes individuelles diminue : de 1 351 euros en 2023 à 1 022 euros en 2024, selon la GASA. Les fraudeurs semblent privilégier des transactions plus petites, plus fréquentes, moins détectables.

Des escroqueries toujours plus sophistiquées

Parmi les tendances les plus préoccupantes figure la montée en puissance des “pig butchering scams”, ou “abattage de porcs” : de longues manipulations affectives qui débouchent sur des investissements frauduleux. Selon Chainalysis, ces arnaques représentent désormais 33,2 % du total des revenus liés aux escroqueries en cryptomonnaies, soit 3,3 milliards de dollars sur les 9,9 milliards générés en 2024, avec une croissance de 210 % des dépôts crypto.

Autre évolution : l’émergence de plateformes criminelles comme Huione Guarantee, accessible via Telegram, qui propose services de blanchiment, bases de données piratées, gestion de faux profils et infrastructures logistiques. Plus de 70 milliards de dollars y auraient transité depuis 2021, selon les analystes de ScamAdviser.

Les arnaques à l’emploi sont également en forte croissance, ciblant les chômeurs avec de fausses offres de travail, souvent liées à des “missions” de transfert d’argent ou à l’ouverture de comptes frauduleux.

Les réponses institutionnelles : entre progrès et inertie

Si des dispositifs existent — plateforme THESEE, signalement à PHAROS, campagnes de sensibilisation — les réponses restent souvent en décalage avec la rapidité d’adaptation des réseaux criminels. Les délais de traitement sur THESEE, non officiellement mis à jour depuis son lancement, sont régulièrement dénoncés comme trop longs par les associations de victimes.

Contrairement à ce que certaines sources ont affirmé, aucune loi française ne rend encore obligatoire la vérification d’identité systématique sur les plateformes de rencontre. Une proposition en ce sens circule, mais son adoption reste en suspens.

Côté répression, l’opération coordonnée par Eurojust en octobre 2024 représente un tournant : un réseau international de fausses plateformes d’investissement a été démantelé, entraînant 22 perquisitions et l’arrestation d’un suspect-clé à Chypre. Les pertes estimées frôleraient les 500 millions d’euros.

Une urgence sociale, technologique et politique

L’arnaque sentimentale est un indicateur de vulnérabilité sociale et numérique. L’isolement, l’ignorance technologique, les failles affectives sont devenus des marchés. Des pistes concrètes existent pourtant : intégrer l’éducation aux arnaques dès le collège, renforcer les outils de détection algorithmique de profils frauduleux, créer des cellules psychologiques d’accompagnement, et surtout, briser la honte qui empêche les victimes de parler.


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