Résumé Résumé
L’industrie de la couleur repose encore aujourd’hui sur des procédés fortement polluants. Derrière chaque textile, chaque encre, chaque objet teinté, se cache une réalité industrielle dominée par les ressources fossiles. En France, l’entreprise Pili, fondée en 2015, mise sur une alternative radicale : produire des colorants biosourcés grâce à des procédés biotechnologiques, alliant fermentation naturelle et chimie verte. À travers ce pari, elle incarne une forme de rupture dans la manière de concevoir la couleur, en réponse aux exigences écologiques, industrielles et politiques du moment.
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Une industrie colorée, mais lourdement polluante
La production mondiale de pigments reste à 99 % dépendante de ressources fossiles. Elle génère à elle seule plus de 200 millions de tonnes de CO₂ chaque année. Dans le seul secteur textile, le marché des colorants est estimé à 7,5 milliards de dollars en 2024, avec une croissance annuelle de plus de 5 %. Ces chiffres témoignent à la fois de l’ampleur du phénomène et de son impact environnemental, souvent négligé dans les débats publics. La couleur, dans sa matérialité industrielle, est rarement perçue comme un enjeu environnemental majeur. Elle l’est pourtant.
Pili : une start-up française au pari radical
C’est dans ce contexte que Pili a vu le jour à Toulouse en 2015. L’entreprise développe des procédés de production de colorants à partir de matières organiques renouvelables, sans recours au pétrole. Jérémie Blache, cofondateur et directeur général, défend une vision fondée sur la réhabilitation d’un processus ancien : la fermentation. Déjà utilisée dans l’alimentation, les enzymes ou les médicaments, elle permet de faire intervenir des micro-organismes pour transformer la biomasse en molécules d’intérêt, ici des pigments.
Le projet s’inscrit dans le cadre plus large de la chimie verte, guidée par douze principes reconnus à l’échelle internationale. Réduction des solvants, recyclage des composants, économie d’atomes : cette approche vise à repenser les fondements de l’industrie chimique en réduisant son impact sur l’environnement et la santé humaine.
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La fermentation constitue le cœur technologique du modèle de Pili. Elle repose sur un principe biologique fondamental que l’entreprise s’emploie à maîtriser dans des conditions industrielles. À partir de matières organiques locales, Pili utilise des micro-organismes capables de produire des pigments sans recourir aux procédés pétrochimiques. Pour Blache, il s’agit d’une opportunité stratégique pour la France et l’Europe, riches en biomasse, et donc en capacité de développer des chaînes de valeur plus autonomes, locales et décarbonées.
La preuve par l’industrie : le cas de l’indigo biosourcé
Après plusieurs années de recherche, Pili a entamé en 2024 une phase d’industrialisation. L’entreprise a produit ses premières tonnes d’indigo biosourcé, un pigment emblématique de l’industrie du denim. En janvier 2025, elle a lancé la commercialisation des premiers jeans teints avec cet indigo dans les collections premium de Citizens of Humanity et Agolde. Ce partenariat avec des marques internationales constitue un jalon stratégique : il démontre la faisabilité commerciale du projet et établit un standard écologique parmi les plus exigeants du secteur.
Cette réussite est portée par une dynamique interne de croissance. En septembre 2024, Pili a inauguré de nouveaux laboratoires au Kremlin-Bicêtre, triplant la taille de son équipe de recherche en chimie organique. L’objectif : élargir rapidement le portefeuille de produits colorants biosourcés et accompagner la montée en puissance de la production.
Mesurer pour ne pas verdir à vide
L’un des piliers de la stratégie de Pili réside dans la rigueur de son évaluation environnementale. L’entreprise recourt à l’analyse du cycle de vie (ACV), selon les normes ISO, afin de comparer de manière objective ses procédés à ceux issus de la pétrochimie. Il ne s’agit pas de revendiquer une innovation verte sur la base de principes, mais de la démontrer par des données. Consommation de ressources, émissions directes et indirectes, équivalents CO₂ : autant de critères scrutés pour garantir que l’alternative est réellement plus soutenable.
La trajectoire de Pili s’inscrit dans un contexte réglementaire en mutation. En juin 2025, le Sénat français a adopté une loi anti-fast fashion instaurant un malus écologique sur les articles à fort impact environnemental. Une évolution favorable aux acteurs proposant des solutions alternatives, notamment dans la coloration textile. Parallèlement, la réglementation européenne REACH accentue les restrictions sur certaines substances chimiques, comme les siloxanes ou les perfluorés, dont l’interdiction est prévue dans les textiles à partir d’octobre 2026.
Pili bénéficie également de soutiens publics significatifs. L’entreprise a reçu 4 millions d’euros de financement de l’Ademe dans le cadre du plan France 2030, pour construire une unité pilote sur le site des Roches-Roussillon (Isère), capable de produire 10 tonnes d’indigo par an. Cette phase intermédiaire doit ouvrir la voie à une usine industrielle d’ici deux ans, avec une montée en puissance progressive de la production.
Vers une palette complète de couleurs biosourcées
Au-delà de l’indigo, Pili prépare sa diversification. L’entreprise a commercialisé en 2024 la première production industrielle d’acide anthranilique 100 % biosourcé, une molécule aromatique clé utilisée dans de nombreux colorants, arômes et cosmétiques. Elle travaille également sur une gamme de pigments trichromiques biosourcés (bleu, rouge, jaune), permettant de reproduire l’ensemble du spectre colorimétrique avec seulement trois molécules. Les applications visées couvrent les encres, les peintures, les coatings ou encore les polymères.
Sur un marché en pleine recomposition, Pili fait face à plusieurs acteurs internationaux misant sur les biotechnologies pour produire des colorants durables. Parmi eux, Colorifix au Royaume-Uni, Living Ink Technologies aux États-Unis ou Huue en Californie. Tous s’appuient sur des approches distinctes mais convergentes autour de la biosynthèse. Pili dispose toutefois d’un positionnement solide, renforcé par son partenariat avec Toulouse White Biotechnology, un centre de référence en biotechnologies industrielles.
Cette inscription dans un écosystème national dynamique est un atout. En 2025, les startups françaises ont levé plus de 350 millions d’euros pour des projets biotech. Le soutien accru des institutions publiques, comme la Banque européenne d’investissement, participe à faire de la France un terreau fertile pour le développement de ces technologies.
Entreprise pionnière, secteur en transition
Malgré des perspectives favorables, les défis restent considérables. Le principal frein reste le coût : la pétrochimie, bien que polluante, bénéficie de décennies d’optimisation industrielle. Les colorants biosourcés de Pili demeurent encore réservés à des segments premium ou luxe. Le passage à une production de masse conditionnera leur démocratisation.
Ce cap industriel, auquel se heurtent de nombreuses biotechs françaises, nécessite des financements importants, des infrastructures adaptées et une montée en échelle rapide. Mais la conjonction actuelle entre pression réglementaire, mobilisation publique et attente des consommateurs crée une fenêtre d’opportunité inédite.