Vous pensiez que les clients fortunés venus du monde entier payaient le prix fort pour les produits de luxe français ? En réalité, une part substantielle de leurs achats est discrètement financée par l’État. À travers un dispositif peu connu du grand public — la détaxe — la France rembourse une partie de la TVA aux touristes non-européens, soit entre 1,2 et 2 milliards d’euros de manque à gagner fiscal chaque année. En d’autres termes, ce sont les contribuables français qui, indirectement, allègent l’addition des visiteurs étrangers dans les boutiques de luxe.
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Le mécanisme est simple : les touristes résidant hors de l’Union européenne peuvent se faire rembourser la taxe sur la valeur ajoutée — jusqu’à 20 % du prix d’achat — pour les biens qu’ils emportent avec eux à leur retour. Officiellement, cette mesure vise à stimuler le tourisme. Dans les faits, elle profite principalement à une industrie déjà florissante : le luxe.
Des milliards d’euros restitués chaque année via la détaxe
Lors des auditions menées par la commission d’enquête sénatoriale sur les aides publiques aux entreprises, LVMH, premier acteur mondial du luxe, a reconnu que la détaxe représentait entre 1,4 et 1,7 milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel en France, soit environ un quart de ses ventes nationales. Kering, propriétaire notamment de Gucci, Balenciaga et Saint Laurent, affiche des proportions similaires, avec près de 186 millions d’euros de chiffre d’affaires issus de ventes détaxées. Même constat chez Hermès, Chanel ou Cartier, dont les clients chinois, américains ou du Golfe représentent une clientèle stratégique.
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Ces remboursements sont aujourd’hui facilités par des opérateurs spécialisés comme Global Blue ou des acteurs émergents du numérique, à l’image de Zapptax, qui promettent aux touristes jusqu’à 90 % de TVA restituée, contre 40 à 60 % dans le circuit traditionnel. Certains services permettent de regrouper des achats effectués dans plusieurs enseignes afin d’atteindre plus aisément le seuil minimum requis, abaissé de 175 à 100 euros en janvier 2021 par le gouvernement français. Cette mesure, prise dans un contexte post-Covid et post-Brexit, a considérablement élargi la population éligible à la détaxe.
Des fraudes fréquentes et des contrôles très limités
Mais au-delà de l’efficacité de ce dispositif pour attirer des consommateurs étrangers, la question de son coût réel pour la collectivité se pose avec acuité. Car si les grandes marques en bénéficient massivement, les commerçants indépendants, eux, n’en voient qu’une infime partie. De plus, les dérives sont nombreuses. Dans les aéroports, les douaniers font état de fraudes généralisées : articles censés quitter le territoire mais conservés en France, remboursements de TVA sans preuves d’achat réelles, reventes en ligne. Les contrôles sont rares — à peine 4 % des dossiers vérifiés — et les moyens alloués au filtrage restent très limités.
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Officiellement, l’administration tente de renforcer le système. La version automatisée PABLO V2 prévoit désormais une authentification numérique des bordereaux et des contrôles systématiques au-delà de 50 000 euros d’achat. Mais un rapport sénatorial publié en 2023 soulignait déjà les failles persistantes du dispositif. Le simple fait de présenter un passeport étranger ne suffit pas à prouver une résidence hors de l’Union européenne, ouvrant la voie à des abus de la part de résidents français ou européens.
Une mesure de plus en plus contestée en période d’austérité
Face aux critiques, les géants du luxe se défendent en mettant en avant leur contribution à l’économie nationale : retombées sur l’hôtellerie, la restauration, les transports, emplois induits dans les secteurs liés au tourisme haut de gamme. LVMH, par exemple, affirme que la suppression de la détaxe au Royaume-Uni en 2021 a entraîné une perte de 10,7 milliards de livres pour le Trésor britannique et fait chuter de deux millions le nombre de visiteurs. Stéphane Bianchi, directeur général du groupe, plaide pour la préservation de ce levier d’attractivité.
Mais cette argumentation peine à dissiper les interrogations. Dans un contexte où les finances publiques sont sous tension, la question de la pertinence de cette niche fiscale devient plus pressante. Le déficit public français a franchi les 100 milliards d’euros en 2025. Le gouvernement cherche 40 milliards d’économies et a déclaré un « état d’urgence budgétaire ». La commission d’enquête sénatoriale mise en place en janvier pour passer au crible les aides publiques aux entreprises s’intéresse de près à la détaxe.
Car derrière chaque bordereau de détaxe validé, c’est une part de l’impôt collecté qui ne finance ni école, ni hôpital, ni transport public.