Scientifique de formation, stratège du numérique et cofondatrice de la licorne Pigment, Éléonore Crespo incarne une nouvelle génération de leaders français(es) qui conjuguent rigueur intellectuelle, ambition mondiale et engagement sociétal. Portrait d’une femme qui, à 35 ans, redéfinit les codes du pouvoir dans la tech.
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Depuis Paris, elle pilote une entreprise dont l’outil d’aide à la décision s’impose progressivement comme un standard auprès des grandes entreprises mondiales. Les chiffres sont éloquents : 393 millions de dollars levés en cinq ans, une valorisation dépassant le milliard, un chiffre d’affaires triplé en un an. Mais c’est autant son parcours que sa posture qui interrogent : celle d’une dirigeante méthodique, peu encline à l’esbroufe, concentrée sur les fondations d’un projet d’envergure internationale.
« Je n’estime pas avoir réussi quoi que ce soit : je suis encore au début de mon parcours », tranche-t-elle d’un ton calme. Une déclaration qui reflète une approche structurée et exigeante du leadership.
Un socle scientifique rare dans l’univers des CEO
Née en région parisienne au sein d’une famille d’enseignants et de médecins, Éléonore Crespo grandit avec la conviction que la connaissance constitue un levier de liberté. Cette intuition, nourrie dès le plus jeune âge, l’oriente naturellement vers une filière scientifique. Après des classes préparatoires, elle intègre l’École normale supérieure Paris-Saclay, se spécialise en physique fondamentale, et découvre l’informatique quantique.
« J’ai eu la chance de côtoyer très tôt des chercheurs de haut niveau, certains Prix Nobel. Cela m’a appris la rigueur, le doute aussi », confie-t-elle. Cette rigueur ne restera pas cantonnée au monde académique. Elle choisit de compléter sa formation par un Master à l’École des Mines de Paris, orienté vers l’innovation et l’entrepreneuriat. Un double cursus rare, qui forge un profil hybride. La méthode scientifique deviendra son outil de pilotage : « La collecte et l’analyse de données structurent mon quotidien de dirigeante. »
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De Google à Index Ventures : l’observation du système de l’intérieur
En 2012, à sa sortie des Mines, elle rejoint JCDecaux à New York, puis Google à Londres, où elle construit des outils internes de pilotage et d’analyse financière. Elle y découvre la puissance de l’exploitation des données à grande échelle, et se forme à la logique des grands systèmes.
Deux ans plus tard, elle passe de l’opérationnel à l’investissement en rejoignant Index Ventures. En tant qu’investisseuse, elle accompagne plusieurs jeunes pousses françaises promises à une croissance rapide. Elle siège aux conseils d’administration, observe les discussions stratégiques, prend la mesure des arbitrages cruciaux. C’est là qu’émerge une intuition structurante : les dirigeants prennent souvent leurs décisions à partir de données incomplètes ou mal exploitées. Une grande partie du pilotage repose encore sur des tableurs Excel inadaptés.
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Pigment : construire un outil… et une ambition
Cette faille dans la gouvernance des entreprises devient le point de départ de Pigment. Avec Romain Niccoli, cofondateur de Criteo, elle entame un travail de réflexion de près d’un an. L’ambition est claire : bâtir une base de données collaborative, fluide, interopérable avec les outils métiers, capable de simuler des scénarios en temps réel. Le nom « Pigment », inspiré de sa passion pour la peinture, traduit cette volonté de donner du sens à des éléments disparates.
Lancée en 2019, la plateforme s’adresse d’abord aux directions financières. Mais c’est avec l’intégration de l’intelligence artificielle en 2023 que Pigment change de dimension. Les agents autonomes déployés depuis 2024 – analyste, planificateur, modélisateur – permettent non seulement de lire les données, mais de les interpréter et d’agir. « Ce que le GPS est à la boussole, Pigment l’est à la planification d’entreprise », résume-t-elle.
Une stratégie mondiale sans complexe
Dès l’origine, Crespo pense globalement. Elle s’oppose à toute lecture binaire du débat technologique entre États-Unis et Europe : « Le meilleur moyen de sauver l’Europe est d’utiliser la meilleure technologie, où qu’elle se trouve. » Les faits lui donnent raison : 60 % de l’activité de Pigment est aujourd’hui réalisée aux États-Unis, avec des clients allant de Miro à Merck en passant par Unilever.
Face aux mastodontes historiques comme Oracle ou SAP, Pigment mise sur l’agilité, l’ergonomie et l’intelligence des interfaces. La concurrence est rude, mais l’avance technologique accumulée grâce à l’IA agentique joue en sa faveur. En parallèle, l’entreprise accompagne aussi des collectivités françaises sur des trajectoires bas-carbone, témoignant d’un positionnement transversal.
La croissance rapide de Pigment – 500 salariés en 2025 – s’accompagne d’un travail minutieux sur la culture d’entreprise. Transparence radicale (OKR publics, dashboards accessibles à tous), obsession client, droit à l’erreur encadré : les principes sont clairs, les processus formalisés.
Chaque salarié dispose d’un budget formation annuel de 2 000 euros, 91 % en bénéficient. La politique de parentalité a été révisée après la naissance des jumeaux de Crespo : le congé second parent est désormais de 20 semaines, intégralement financé. L’entreprise affiche 40 % de femmes managers, un chiffre rare dans la tech.
Cette attention aux équilibres humains ne relève pas du discours, mais d’une conviction : « Le succès d’une entreprise passe par l’épanouissement de celles et ceux qui la construisent. »
Leadership féminin
En 2023, elle devient la première femme CEO à figurer dans le Next40. Sollicitée, elle multiplie les prises de parole pour valoriser les parcours scientifiques féminins, mais se garde bien d’endosser une posture.
« Ce qui me désole, c’est de voir combien de jeunes filles brillantes décrochent après le bac. Si je peux leur donner confiance, tant mieux. » Sa visibilité ne l’empêche pas de maintenir une distance critique vis-à-vis de l’injonction à représenter. Elle agit, forme, et crée les conditions d’un changement structurel plutôt qu’illustratif.
L’année 2025 ouvre une nouvelle phase. La trajectoire de croissance impose des défis organisationnels : comment passer à 2 000 salariés sans diluer l’identité ? Comment rester agile face à des concurrents qui intègrent désormais l’IA dans leurs suites logicielles ?
La question de la rentabilité, jusque-là écartée au profit de l’investissement en R&D, finira par s’imposer. L’environnement réglementaire devient plus dense, en particulier avec le futur AI Act européen. Pigment, qui participe aux groupes de travail sur le sujet, anticipe. Là encore, Crespo défend une approche structurée, scientifique, proactive.
La tech comme projet de société
Chez Éléonore Crespo, la technologie n’est jamais une fin en soi. Elle est un outil au service de la décision humaine. « À l’origine d’un progrès, il y a toujours une décision humaine », répète-t-elle. Cette phrase, plus qu’un slogan, résume sa philosophie.
Le progrès, pour elle, doit être partagé, inclusif, fondé sur une compréhension fine des enjeux. Elle plaide pour que 100 % des salariés soient formés aux fondamentaux de l’intelligence artificielle, afin d’éviter l’approfondissement du fossé numérique.
Ses modèles ? Bret Taylor, Demis Hassabis. Des architectes de pensée, plus que des gestionnaires. Une orientation qui en dit long sur la place qu’elle souhaite donner à Pigment dans le paysage mondial de l’IA : ni simple outil, ni empire, mais une structure capable d’élever le niveau de décision dans les entreprises – et peut-être, au-delà.