À 35 ans, Carl Pei incarne une figure singulière dans l’univers de la technologie : celle d’un entrepreneur qui refuse de suivre la voie tracée par les géants. Le fondateur de Nothing défie frontalement Apple, non pas en copiant ses modèles, mais en les déconstruisant. Pour mieux réintroduire du sens, du désir et de l’inattendu dans nos objets numériques.
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En juillet 2025, alors que Nothing dévoile le Phone (3) et son casque audio Headphone (1), une citation de Carl Pei circule massivement sur les réseaux : « Les entreprises créatives du passé sont devenues très grandes et très corporate. Elles ne sont plus très créatives. » Si la cible n’est pas nommée, elle ne fait aucun doute : Apple.
Carl Pei ne se présente pas comme un outsider amer, mais comme un observateur lucide de ce qu’est devenu un modèle qu’il a longtemps admiré. « Apple a inspiré une génération. Mais cette génération attendait autre chose que des mises à jour progressives ou des effets d’annonce autour d’une IA anecdotique », résume-t-il dans une interview donnée en mai.
Loin de verser dans la critique gratuite, Pei propose une alternative. Et elle prend forme dans Nothing, sa jeune entreprise qui entend faire des produits électroniques… des objets à vivre.
De l’éveil technologique à la désillusion
Né à Pékin, élevé entre les États-Unis et la Suède, Carl Pei a grandi dans un environnement où la technologie faisait partie du quotidien. À 12 ans, il reçoit son premier iPod, un modèle de première génération. Le produit marque un tournant : sa simplicité apparente masque une complexité technique qu’il doit dompter – carte FireWire à installer, RealPlayer à configurer. Loin de le rebuter, cette friction le stimule.
Adolescent, il débloque lui-même son iPhone importé, crée un site de jeux pour Windows, et se forge très tôt une certitude : les produits numériques ne sont pas seulement des objets utilitaires. Ils sont des expériences, des symboles, des mondes à eux seuls.
Cette passion ne trouve cependant aucun écho dans les bancs de la Stockholm School of Economics. Il quitte l’établissement sans finir sa thèse, convaincu que l’avenir ne se joue pas dans les amphithéâtres, mais dans les laboratoires des start-ups.
Apple, ou la disparition de l’étonnement
Pour Carl Pei, Apple a perdu ce qui faisait sa singularité. « On prend de la technologie mature et on l’emballe joliment. Est-ce vraiment ça, innover ? » interroge-t-il à propos de l’état actuel du marché.
Son jugement est dur, parfois à contre-courant. Il qualifie Apple Intelligence – le nouveau système d’IA intégré à iOS – de « pas beaucoup plus que quelques emojis générés ». Il rejette aussi la rhétorique dominante autour des smartphones pliables, qu’il estime “non essentiels” malgré leur omniprésence médiatique.
Ce rejet du spectaculaire sans contenu s’accompagne d’un attachement à l’essentiel. Pour Pei, le design n’est pas un luxe ni un vernis : c’est une manière d’interroger l’usage, de redonner de la lisibilité à la technologie. Là où Apple verrouille ses interfaces et ses codes, Nothing choisit la transparence – au sens propre.
Le manifeste Nothing
Créée fin 2020 à Londres, Nothing veut faire émerger une autre approche du hardware : intuitive, visible, honnête. Son design est immédiatement reconnaissable. Écouteurs semi-transparents, smartphones dotés d’un système lumineux au dos, boîtiers électroniques aux circuits apparents : tout est pensé pour que l’objet raconte ce qu’il est, sans s’excuser d’exister.
Le Glyph, interface lumineuse qui permet de notifier l’utilisateur de manière visuelle, est l’un des symboles les plus frappants de cette démarche. Avec la dernière itération, le Glyph Matrix, l’arrière du Phone (3) devient un second écran. Non pas un gadget, mais un langage.
Le design est ici indissociable d’une philosophie. Nothing n’est pas une marque de plus. C’est une tentative de réponse à une question simple : que reste-t-il de notre relation à la technologie, une fois la nouveauté passée ?
Une stratégie à rebours
Tout dans la trajectoire de Pei s’inscrit à contre-courant. Dès ses débuts, il privilégie l’engagement communautaire à la publicité classique. Le lancement du OnePlus One en 2014, via un système d’invitations, devient un cas d’école de marketing participatif. Plus tard, le lancement du OnePlus 2 en réalité virtuelle ouvre une brèche que d’autres suivront.
Chez Nothing, la proximité est encore renforcée. Carl Pei communique directement avec ses utilisateurs, répond sur X, sollicite l’avis des communautés. Loin du secret légendaire d’Apple, Pei fait du processus même de création une matière narrative.
Cette ouverture n’est pas sans risques. Elle suppose d’accepter les critiques, de gérer les attentes, de dévoiler ses hésitations. Mais elle crée aussi une forme de fidélité rare dans l’industrie technologique.
Penser au-delà de l’écran
Plus encore que ses produits actuels, c’est la vision long terme de Pei qui fascine. Il imagine un futur où le smartphone n’a plus d’applications, où l’interface n’est plus un écran à parcourir, mais un système qui anticipe et agit.
« Actuellement, vous devez réfléchir à ce que vous voulez faire, ouvrir la bonne app, suivre des étapes. Demain, l’OS comprendra l’intention avant même qu’elle soit formulée », résume-t-il. Cette idée – à mi-chemin entre assistant omniscient et intelligence contextuelle – suppose un bouleversement profond des usages. Et de la manière même dont les entreprises conçoivent leurs produits.
Là où Apple perfectionne le présent, Pei tente de baliser le futur.
Reste une question : peut-on durablement tenir une posture anti-Apple quand on vise les mêmes marchés ? Le Nothing Phone, vendu 849 euros, s’adresse à un public premium. La ligne CMF, plus abordable, vise l’entrée de gamme. Cette double stratégie pourrait brouiller le message.
En interne, certaines décisions – comme l’obligation faite aux employés de revenir au bureau cinq jours sur sept – rappellent une culture de l’effort qui tranche avec l’image jeune et créative de la marque.
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Car Carl Pei ne prétend pas réinventer chaque pan de l’industrie. Il cherche à y réintroduire une forme d’exigence créative, un espace de jeu, un refus des évidences.