Ce qui se joue à Gaza dépasse les frontières de ce territoire. C’est l’existence même du droit humanitaire qui est mise en cause. Son impuissance actuelle ne tient pas à une faiblesse théorique, mais à une absence de volonté politique. Les textes existent, les mécanismes aussi. Ce qui fait défaut, c’est l’engagement. Tant que les États refuseront de contraindre leurs alliés, tant que la logique de puissance primera sur celle de la justice, le droit restera suspendu.
Il ne reste plus grand-chose à détruire dans l’enclave palestinienne. Après plus de 600 jours de bombardements ininterrompus, Gaza n’est plus qu’un champ de ruines, une cicatrice ouverte sur la carte du Proche-Orient. Au fil des mois, les appels au respect du droit international humanitaire (DIH) se sont empilés sans résultat, comme si la répétition de l’indignation suffisait à compenser l’absence d’effet. Les institutions judiciaires internationales, malgré les avertissements et les décisions rendues, sont restées sans leviers. Les États, eux, se sont majoritairement contentés de déclarations. Gaza, aujourd’hui, est un territoire où le droit semble suspendu, sinon éteint.
Gaza, laboratoire d’impunité
Des violations documentées, des principes ignorés
Depuis octobre 2023, les attaques sur la bande de Gaza ont dépassé le seuil de la guerre conventionnelle. Des zones désignées comme humanitaires sont frappées. Des civils, parfois rassemblés autour de points de distribution alimentaire, sont visés. Plusieurs ONG affirment que ces lieux sont devenus des « pièges mortels ». Le droit international interdit explicitement les attaques contre des civils et la destruction délibérée de moyens de survie. Pourtant, les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution semblent balayés par la stratégie militaire israélienne.
Les condamnations d’organisations humanitaires sont unanimes. Elles dénoncent des violations répétées et systémiques. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies, la Croix-Rouge et plusieurs rapporteurs spéciaux parlent d’un « effondrement de l’espace humanitaire ». Des faits précis sont documentés, les responsabilités identifiées, mais les conséquences judiciaires, elles, restent nulles.
La justice internationale désarmée
En janvier 2024, la Cour internationale de Justice (CIJ) a ordonné à Israël de prendre toutes les mesures possibles pour prévenir un génocide. Quelques mois plus tard, la présidente de la Cour, Joan Donoghue, reconnaissait publiquement que cette injonction n’avait eu « aucun effet tangible sur le terrain ». Le droit, dit-elle, ne peut fonctionner que s’il est soutenu par les États. Ce soutien n’est pas venu. Pas plus qu’il n’est venu de la part de la France, pourtant signataire du Statut de Rome, lorsqu’elle a laissé l’avion de Benyamin Netanyahu survoler son territoire, en dépit du mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale (CPI). Le Quai d’Orsay a évoqué une immunité en vigueur, mais l’épisode a surtout illustré l’écart entre les textes et leur application effective. La realpolitik, une fois de plus, a relégué le droit au second plan.
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Une aide humanitaire détournée de sa mission
Un blocus permanent, une famine organisée
Le 30 mai 2025, l’ONU alertait : 100 % de la population gazaouie était menacée de famine. L’aide, quand elle parvient à entrer, est largement insuffisante. Des livraisons sont bloquées, contrôlées, parfois redirigées. Des distributions ont lieu dans des zones instables, sous supervision militaire. Pour de nombreuses ONG, la situation actuelle constitue une violation manifeste du droit à l’assistance humanitaire. Mais au-delà du blocage logistique, c’est une transformation politique de l’aide qui est en cours.
L’humanitaire comme outil stratégique
À Gaza, l’aide humanitaire n’est plus un geste de secours ; elle est devenue une variable d’ajustement dans une guerre asymétrique. Elle est utilisée pour peser sur les civils, pour exercer des pressions indirectes, voire pour redorer des images diplomatiques. Le corridor maritime mis en place par les États-Unis début 2024, salué comme une initiative technique et neutre, a en réalité contourné la question du blocus. Il n’a pas permis d’augmenter significativement les volumes d’aide, mais a permis à Washington de se positionner sans remettre en cause le soutien militaire à Israël. Une opération de façade, dénoncent plusieurs ONG, qui accusent les puissances occidentales de se servir de l’humanitaire pour se dédouaner politiquement.
Une partialité structurelle
Aujourd’hui, près de 97 % du financement de l’aide humanitaire mondiale provient de pays du Nord. Cette concentration crée une dépendance et influe sur les priorités de l’intervention. Des crises entières, jugées géopolitiquement secondaires, sont laissées sans réponse. À Gaza, l’absence d’impartialité devient manifeste. Le droit humanitaire repose pourtant sur trois principes : neutralité, indépendance, humanité. Ces principes sont régulièrement invoqués, rarement respectés.
Le droit humanitaire en crise : Gaza comme symptôme mondial
Une architecture juridique fragilisée
Le cas de Gaza n’est pas isolé. En Ukraine, au Soudan, au Yémen, en République démocratique du Congo, les violations du droit de la guerre s’accumulent. Les structures internationales censées faire respecter ces normes — Cour pénale internationale, Conseil de sécurité, agences onusiennes — apparaissent soit impuissantes, soit paralysées. Le DIH, construit sur les ruines de deux guerres mondiales pour limiter les violences envers les civils, est aujourd’hui désarmé face aux logiques de puissance. L’aide humanitaire, qui fut longtemps considérée comme inviolable, fait désormais partie du champ de bataille.
La montée de la loi du plus fort
Ce basculement s’inscrit dans une tendance plus large : la régression démocratique, l’essor des populismes, la remise en cause du multilatéralisme. Les coupes massives dans l’aide publique au développement — aux États-Unis sous Trump, en Europe sous la pression de l’extrême droite — ont fragilisé des milliers d’ONG. Ces coupes ne sont pas neutres. Elles traduisent un refus croissant de solidarité internationale, une volonté de fermeture, voire un rejet de l’idée même de droit universel. La menace dépasse les seuls conflits armés : elle touche aussi la santé mondiale, comme en témoignent les retraits annoncés de l’OMS par certains États, y compris dans un contexte post-pandémique. Ce retrait du multilatéralisme affaiblit les outils de prévention et de réponse face aux crises futures.