Dans certaines rues des grandes villes françaises, la prolifération de commerces tels que les kebabs, « salons de coiffure »barbers shops » ou épiceries nocturnes suscite un soupçon persistant. À Montpellier, par exemple) une rue entière aligne plusieurs épiceries de nuit et snacks, étonnamment déserts en journée. Ce phénomène, devenu tristement banal dans la plupart des villes et petites communes, interpelle les élus locaux et les riverains qui suspectent ces établissements de servir de façade au blanchiment d’argent provenant du narcotrafic.
Pourquoi ces commerces en particulier ? Quelles techniques les réseaux criminels utilisent-ils aujourd’hui ? Quelles sont les conséquences économiques, urbaines et sécuritaires, et comment les autorités répondent-elles face à une situation qui ne cesse de s’aggraver ?
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Le blanchiment d’argent : comprendre la « lessiveuse » financière
Le blanchiment consiste à injecter de l’argent gagné illégalement (trafic de drogue, escroqueries, corruption) dans l’économie légale pour lui donner une apparence respectable. En France, ce phénomène atteint un niveau préoccupant : les autorités évaluent à au moins 3,5 milliards d’euros par an les recettes du marché des stupéfiants. L’Office anti-stupéfiants (OFAST) estime qu’environ 240 000 personnes vivent directement ou indirectement de ce trafic.
Face à ces chiffres alarmants, l’État renforce son dispositif : en 2024, les saisies de drogues atteignent des records historiques avec 53,5 tonnes de cocaïne interceptées (+130 % par rapport à 2023), et plus de 110 tonnes de stupéfiants au total.
Pourquoi ces commerces précis sont-ils les cibles privilégiées des blanchisseurs ?
Épiceries de nuit, snacks, kebabs, salons de coiffure ou bars à chicha présentent l’avantage majeur de fonctionner essentiellement avec de l’argent liquide. Cette spécificité rend simple l’injection directe de billets d’origine criminelle dans les caisses, dissimulant ainsi aisément les fonds illicites.
La vérification précise de leur activité économique réelle reste particulièrement ardue sans contrôles continus. Cette difficulté rend les commerces de proximité idéaux pour les blanchisseurs cherchant à gonfler artificiellement leur chiffre d’affaires.
Mimo, dealer actif dans plusieurs petites communes du Gard explique concrètement le fonctionnement d’un barber shop dans un village : « C’est simple. Tu prends quelqu’un de confiance, souvent un cousin ou un ami d’enfance, tu le mets comme gérant du salon. On injecte directement l’argent du trafic dans la caisse, tranquillement. Sur le papier, le barber coupe vingt, trente clients par jour, alors qu’en réalité il en fait deux ou trois, parfois aucun. Les travaux d’aménagement, c’est pareil : tout payé cash par des entreprises du coin qui gonflent aussi leur activité. Au bout de deux ou trois ans, une fois que le salon a l’air rentable, on revend plus cher, comme si c’était un vrai commerce avec des vrais clients. L’argent ressort propre. »
Une façade sociale rassurante
Ces établissements permettent également aux réseaux criminels de se constituer une apparente respectabilité locale en y plaçant des proches en tant que gérants. Cela facilite l’ouverture de comptes bancaires, l’obtention de prêts et pérennise leur implantation.
À Montpellier, le nombre d’épiceries de nuit est passé d’une vingtaine en 2005 à près de 200 aujourd’hui. En réponse, le préfet de l’Hérault a multiplié les fermetures administratives (72 en 2024 contre 59 en 2022), confirmant la gravité de la situation locale.
« Notre centre-ville est devenu méconnaissable, explique le maire d’une commune touristique du Gard. En six ans, le nombre de snacks, épiceries nocturnes et barber shops a explosé, et franchement, leur activité paraît suspecte. Ils ouvrent mais restent vides quasiment toute la journée. Nous sommes dépassés. La gendarmerie est informée bien sûr, comme le Préfet. Mais les enquêtes sont longues et complexes et, la plupart du temps, ne débouchent sur rien de concret. »
« Ça devient invivable ici ! »
Cette prolifération de commerces suspects génère une concurrence déloyale qui menace directement les commerces honnêtes installés de longue date.
Même si les violences liées au narcotrafic ont légèrement baissé en 2024 avec 367 homicides et tentatives (-12 % par rapport à 2023), leur impact demeure inquiétant. 110 morts et 341 blessés restent à déplorer en une seule année.
Les habitants des quartiers concernés subissent les nuisances et expriment leur désarroi, comme cet habitante du Havre qui dénonce une dégradation de son cadre de vie : « Ça devient invivable ici. Entre les va-et-vient bizarres devant les épiceries la nuit, les scooters qui tournent en permanence, les attroupements suspects devant ces commerces vides le jour mais curieusement animés tard le soir, on ne dort plus tranquille. Beaucoup d’habitants sont partis, fatigués et inquiets. Moi-même je réfléchis à déménager. »
Criminalité organisée
La loi n° 2025-532 du 13 juin 2025, destinée à sortir la France du piège du narcotrafic, marque une avancée décisive. Elle crée notamment le Parquet national anticriminalité organisée (Pnaco), actif dès janvier 2026 pour coordonner les enquêtes complexes.
Les préfets disposent désormais du pouvoir étendu de fermer temporairement des commerces suspects après information préalable des maires. De plus, les vendeurs de biens de luxe, promoteurs immobiliers et autres professionnels sensibles devront déclarer toute opération douteuse auprès de Tracfin.
250 maires, réunis par Gil Avérous, président de Villes de France, demandent davantage de prérogatives sur les commerces qui s’installent en centre-ville. Leur objectif est clair : préserver l’attractivité et la sécurité urbaine face au phénomène grandissant du blanchiment via les commerces.
Les élections municipales de 2026 placeront immanquablement le narcotrafic et ses conséquences économiques, sécuritaires et sociales au cœur des débats. Les maires devront faire face à des attentes sécuritaires croissantes, alors même que leur pouvoir reste limité face à une criminalité organisée de plus en plus sophistiquée.