À l’heure où l’expertise économique est souvent perçue comme distante, opaque, voire technocratique, Esther Duflo fait le pari inverse. Celui d’une science explicable, partageable, mobilisable. Elle défend une vision dans laquelle la connaissance n’est pas une ressource rare, mais un bien commun à cultiver, à transmettre, à mettre en débat. Par-delà les frontières de l’excellence académique, la Prix Nobel d’économie engage son savoir dans un effort pédagogique sans relâche. De l’enseignement au Collège de France aux albums jeunesse, elle élabore une science de terrain, accessible, partagée.
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Esther Duflo aurait pu s’en tenir au confort discret des grandes institutions : professeure au Massachusetts Institute of Technology, Prix Nobel d’économie en 2019, codirectrice du J-PAL – le laboratoire de référence mondiale en matière d’évaluation des politiques de lutte contre la pauvreté. Elle a pourtant fait un autre choix. Celui de transmettre, au sens le plus large. Non pas dans l’entre-soi des cercles savants, mais en direction de tous les publics – enfants, chercheurs du Sud, fonctionnaires ou enseignants. Sa carrière, souvent présentée sous l’angle de la performance intellectuelle, s’inscrit aussi dans une stratégie résolue de diffusion des savoirs.
La transmission comme engagement fondamental
Chez Esther Duflo, la pédagogie ne relève ni du supplément d’âme ni de la communication. Elle est constitutive de sa démarche scientifique. Dès ses débuts au MIT, son enseignement est remarqué pour sa clarté, sa rigueur et son souci constant de mise en perspective. Lorsqu’elle prononce sa leçon inaugurale au Collège de France en novembre 2022, c’est ce même principe qui guide son propos : rendre compte de quinze années de recherche en économie du développement, sans jargon, mais sans concession. Elle y défend une économie empirique, fondée sur l’observation patiente, et surtout, orientée vers l’action.
En 2022, Duflo lance une série de dix albums illustrés pour expliquer la pauvreté aux enfants. Publiée chez Seuil Jeunesse, cette collection a pour ambition de déconstruire les stéréotypes dès le plus jeune âge. Chaque titre aborde une situation concrète – l’accès à l’eau, l’alimentation, le travail des enfants – à travers des récits simples mais exigeants. Il ne s’agit pas de minimiser la complexité des phénomènes, mais de la rendre intelligible, sans condescendance. Avec cette initiative, Duflo place l’enjeu pédagogique au cœur de son action publique : non pas expliquer pour convaincre, mais donner à comprendre pour penser autrement.
Enseigner dans les Suds : les écoles d’été du développement
Depuis plusieurs années, Duflo organise chaque été des formations intensives en Afrique sur les « méthodologies du développement ». La dernière a eu lieu en juillet 2024 à Rabat, la prochaine se tiendra à Dakar. Destinées à de jeunes chercheurs, souvent issus des institutions locales, ces écoles d’été poursuivent un objectif clair : partager les outils de l’évaluation expérimentale et former une nouvelle génération de praticiens du développement. Loin d’un transfert vertical de connaissances, l’approche vise à ancrer les méthodes dans les réalités locales. Là encore, Duflo assume un rôle de passeuse, attentive aux conditions concrètes de production et d’appropriation des savoirs.
La transmission s’exerce aussi au sein des institutions. Depuis 2022, Duflo occupe la chaire statutaire « Pauvreté et politiques publiques » au Collège de France. En janvier 2024, elle est élue présidente de la Paris School of Economics. À ces postes, elle impulse une dynamique de clarification et d’ouverture. Par ailleurs, elle intervient régulièrement auprès de la Cour des comptes française, où elle présente ses méthodes d’évaluation expérimentale à des hauts fonctionnaires. Son influence s’exerce donc aussi là où se conçoit et s’ajuste la politique publique. Là encore, l’intention reste la même : faire circuler les outils, créer les conditions d’un débat informé.
Une pédagogie au service de l’action
Chez Duflo, transmettre ne relève pas de la générosité du savant mais d’une conception exigeante du rôle social de la recherche. Il ne suffit pas d’identifier les politiques efficaces : encore faut-il que ces résultats soient compris, appropriés, débattus. Vulgariser, enseigner, former, ce n’est pas sortir du champ académique : c’est le prolonger. Ce geste pédagogique est aussi un geste politique, au sens premier du terme – un engagement dans la cité.
