Chaque jour, pièces et billets cèdent peu à peu le terrain aux flux invisibles du numérique. En Europe, cette transition est désormais quantifiable : en cinq ans, l’argent liquide a perdu vingt points dans l’ensemble des paiements en point de vente. En France, le mouvement est plus net encore, dopé par la pandémie et l’explosion du sans contact.
Dans les faits, le portefeuille est en train de changer de forme. Le geste de tendre une carte, ou de poser son téléphone sur un terminal, a supplanté celui de compter la monnaie. Pourtant, au-delà de ce glissement des usages, une bascule plus vaste s’annonce : celle de la disparition programmée — ou provoquée — du cash.
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L’euro numérique, catalyseur d’un basculement
En annonçant pour 2025 le lancement d’un euro numérique, la Banque centrale européenne ne se contente pas de moderniser l’arsenal monétaire. Elle propose une redéfinition de la monnaie elle-même : émise par l’institution, stockée sur des portefeuilles numériques publics ou privés, et utilisable sans compte bancaire, cette version dématérialisée de l’euro veut incarner l’équivalent digital de l’espèce.
Officiellement, les espèces sont appelées à coexister avec ce nouvel outil. En réalité, la logique d’usage, d’infrastructure et d’incitation publique pourrait rendre cette promesse caduque. D’autant que dans les sphères économiques, la disparition progressive du liquide est parfois souhaitée, voire planifiée.
L’argent liquide, cible politique
Le débat n’est plus cantonné aux cercles techniques. En France, Gérald Darmanin s’est prononcé pour la suppression pure et simple des espèces, qu’il associe à l’économie de la drogue. L’argument est connu : le cash est anonyme, non traçable, donc propice aux activités illicites. Le Sénat, de son côté, a refusé d’abaisser les plafonds de paiement en espèces, en invoquant un risque pour les libertés individuelles. La ligne de fracture est nette : entre efficacité sécuritaire et principe de proportionnalité.
À l’échelle européenne, la réglementation évolue rapidement. À partir de 2027, tout paiement en espèces dépassant 10 000 euros sera interdit dans les 27 pays de l’Union. Le motif affiché est la lutte contre le blanchiment, mais le sous-texte est clair : pousser à la transparence par la traçabilité.
Résistances nordiques
Rien n’est pourtant linéaire dans cette transition. L’exemple suédois, souvent brandi comme modèle d’économie sans cash, montre que le consensus n’est pas si stable. En 2022, moins de 10 % des paiements y étaient encore effectués en liquide. Mais face à la vulnérabilité des systèmes numériques, le Parlement a imposé à certains commerces l’obligation d’accepter les espèces.
Les arguments avancés ne relèvent pas de la nostalgie. Ils touchent à la résilience d’un pays en cas de crise majeure. En cas de panne électrique, d’attaque informatique ou d’interruption des réseaux, une économie sans cash devient une économie sans monnaie. En Norvège, les autorités de protection civile conseillent désormais aux citoyens de conserver de l’argent liquide à domicile, comme on stockerait de l’eau ou des médicaments.
Fractures sociales
Au cœur de la controverse, une question fondamentale : qui est prêt à vivre dans un monde sans espèces ? Si les jeunes urbains ultra-connectés s’en accommodent aisément, ce n’est pas le cas de tout le monde. Les personnes âgées, les foyers sans accès régulier à internet, les populations non bancarisées restent attachées à la matérialité du cash. Et pour cause : il est immédiat, accessible, sans condition d’identification.
Une étude de la BCE montre que 60 % des Français considèrent l’argent liquide comme important dans leur quotidien. Non par attachement culturel, mais par besoin fonctionnel. Derrière l’idéologie du progrès, l’économie numérique creuse aussi des lignes de précarité.
L’opposition des banques
Pour les commerçants, la fin du liquide a ses attraits : fin des dépôts en banque, disparition des erreurs de caisse, moindres risques de vol. Elle a aussi ses coûts : commissions sur les transactions, dépendance accrue aux opérateurs privés, exposition aux pannes de réseau.
Pour les banques, l’enjeu est plus stratégique. L’introduction d’une monnaie numérique émise par la BCE menace leur rôle historique d’intermédiaire. Si demain les particuliers peuvent détenir directement des euros numériques auprès de la banque centrale, qu’adviendra-t-il du modèle de dépôt bancaire ? Cette question, encore théorique, commence à inquiéter les grands acteurs du secteur.
Fragilité technique et vulnérabilité systémique
Les infrastructures numériques sont puissantes, mais vulnérables. Cyberattaques, défaillances logicielles, interruptions de service : les risques sont systémiques. Les technologies de sécurité se perfectionnent — chiffrement, authentification forte, tokenisation —, mais elles ne garantissent pas l’infaillibilité.
Les banques centrales, peu familières de la relation directe avec le grand public, devront développer de nouvelles compétences et affronter des responsabilités inédites. Émettre une monnaie numérique ne revient pas simplement à digitaliser un actif : c’est construire un système, stable et résilient, à l’échelle d’un continent.
Un effacement progressif
L’argent liquide ne disparaîtra pas par décision politique. Il s’effacera à mesure qu’il deviendra marginal, peu pratique, ou symboliquement encombrant. C’est déjà le cas dans une partie croissante des usages quotidiens. Mais cette érosion n’est pas linéaire. Elle peut se heurter à des limites sociales, juridiques ou géopolitiques.
L’euro numérique, en ce sens, ne sera pas une simple innovation monétaire. Il servira de test grandeur nature sur l’acceptabilité sociale d’une monnaie sans support physique. Et il posera une question simple, mais décisive : sommes-nous prêts à renoncer à l’anonymat, à la simplicité, à l’autonomie de l’espèce ?
Le plus probable n’est pas une disparition brutale, mais une coexistence instable. Un système monétaire à deux vitesses, où le numérique domine, mais où le cash survit — par principe, par précaution ou par nécessité.