Ce geste banal — sortir son smartphone pour scanner un code-barres — est devenu un acte de consommation éclairée, presque politique. L’application Yuka, lancée en 2017, a profondément modifié la relation entre consommateurs, distributeurs et industriels. Son système de notation des produits alimentaires et cosmétiques est devenu, en moins d’une décennie, une référence redoutée dans les rayons. Derrière ce succès, une ambition affichée : redonner du pouvoir aux citoyens et bousculer les pratiques des géants de l’agroalimentaire.
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Un besoin personnel devenu phénomène collectif
L’histoire commence en 2015, lorsqu’un père de famille, Benoît Martin, s’interroge sur les étiquettes nutritionnelles des produits qu’il donne à ses enfants. Avec son frère François et leur amie Julie Chapon, il imagine un outil capable de décrypter cette information opaque. Lors d’un hackathon à la Gaîté Lyrique à Paris, le trio imagine un objet connecté en forme de carotte. Ce sera le point de départ de Yuka.
Deux ans plus tard, l’objet devient application mobile. Le principe : scanner un produit, obtenir une note sur 100, associée à un code couleur allant de vert (excellent) à rouge (mauvais), accompagnée d’une explication pédagogique sur les additifs, la qualité nutritionnelle et, depuis 2021, l’impact environnemental. Le succès est immédiat : un million d’utilisateurs en un an, 68 millions aujourd’hui dans 12 pays.
Un modèle économique fondé sur la confiance
Dans un écosystème numérique saturé de publicité, Yuka fait figure d’exception. L’application ne diffuse aucune annonce, ne revend pas les données utilisateurs, et refuse tout financement ou influence des marques évaluées. « Notre indépendance est la clé de notre crédibilité », martèle Julie Chapon, cofondatrice aujourd’hui installée à New York pour piloter l’expansion américaine.
L’entreprise, devenue rentable en 2023, repose sur un modèle freemium. L’essentiel des revenus (plus de 90 %) provient de la version premium, facturée 10 euros par an en Europe. Un taux de conversion modeste (0,3 % en France, 2 % aux États-Unis), mais suffisant à l’échelle d’une base utilisateur massive. Résultat : 3,8 millions d’euros de chiffre d’affaires et près de 1,5 million d’euros de bénéfices en 2023.
L’effet Yuka : quand l’industrie s’adapte
Si les industriels de l’agroalimentaire ont d’abord vu d’un mauvais œil l’émergence d’un acteur tiers évaluant leurs produits, beaucoup se sont adaptés — voire alignés. Intermarché a ainsi reformulé 900 références pour améliorer leur score. Nestlé, Bjorg, Caudalie et Fleury Michon intègrent désormais les notes Yuka dans leurs indicateurs de performance. Certains groupes vont jusqu’à mentionner l’application dans leur communication stratégique.
Au-delà de la notation, Yuka revendique une mission militante. L’entreprise a obtenu le statut de « société à mission » en France, consacrant juridiquement son objectif d’impact social. Elle a mené plusieurs campagnes de sensibilisation, dont une pétition contre les nitrites dans la charcuterie, ayant recueilli plus de 500 000 signatures et contribué à des annonces gouvernementales.
Yuka a aussi remporté trois procès contre le lobby de la charcuterie, défendant son droit à informer librement les consommateurs. Et depuis peu, l’application permet aux utilisateurs d’interpeller directement les marques par mail ou sur les réseaux sociaux, afin de demander des reformulations. Une forme de lobbying citoyen assisté par technologie.
Le tournant américain : de TikTok à Wall Street
L’internationalisation de Yuka n’était pas prévue. Mais le bouche-à-oreille numérique a fait son œuvre. En janvier 2022, une simple vidéo TikTok, postée par une utilisatrice lambda aux États-Unis, devient virale. En quelques jours, des centaines de milliers de nouveaux utilisateurs s’inscrivent. Aujourd’hui, les États-Unis représentent près de 20 millions d’utilisateurs, avec 700 000 à 800 000 nouveaux inscrits chaque mois.
Julie Chapon, enceinte à l’époque et mère d’un jeune enfant, décide alors de s’installer à New York pour comprendre le marché. « On ne peut pas conquérir un pays sans y vivre », explique-t-elle. Les adaptations sont nombreuses : suppression des codes additifs méconnus aux US, changement de ton dans la communication (plus positive qu’en France), efforts de neutralité politique dans un contexte très polarisé.
Un contre-pouvoir algorithmique ?
Dans une époque de défiance envers les institutions et les marques, Yuka incarne une forme de contre-pouvoir algorithmique. Un outil numérique au service d’un choix éclairé, fondé sur la transparence, l’indépendance et la pédagogie. À travers une interface simple, l’application redéfinit les contours du pouvoir consommateur. Et contribue, produit après produit, à transformer les pratiques de toute une industrie.