À la tête du RC Lens depuis 2018, Joseph Oughourlian incarne une nouvelle génération de dirigeants : indépendants, stratèges, et volontiers critiques envers les instances du football français. Portrait d’un financier international de haut niveau qui a transformé Lens en laboratoire du football de demain.
Le 14 février 2025, dans un collège de la Ligue de Football Professionnel convoqué en urgence, la tension est vive. La crise des droits télévisés vient d’éclater au grand jour. Au milieu des présidents de club réunis, une voix s’élève, calme mais tranchante : « Excusez-moi messieurs, on est quand même un sacré exemple de bêtise collective. » Costume ajusté, regard droit, débit précis : Joseph Oughourlian vient de briser le consensus mou et de mettre à nu les dysfonctionnements d’une gouvernance qu’il juge à la dérive.
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Une trajectoire en diagonale
Né en 1972 à Paris, dans une famille franco-britannique d’origine libano-arménienne, Joseph Oughourlian grandit dans les quartiers favorisés de la capitale. Élève du lycée Sainte-Croix de Neuilly, il enchaîne ensuite Sciences Po, HEC, puis une maîtrise d’économie à la Sorbonne. En 1994, il entre à la Société Générale, et s’envole deux ans plus tard pour New York. Là, il fonde en 2005 Amber Capital, son propre fonds d’investissement activiste.
Derrière ce parcours tracé au cordeau affleure pourtant une autre dimension, plus ancrée. Le nom qu’il porte est celui de son grand-père, rescapé du génocide arménien et figure de la Banque du Liban dans les années 1960-80. Une mémoire familiale qui irrigue sa manière de penser l’engagement. « Mon travail s’inscrit toujours dans une logique de reconstruction », confiait-il récemment.
A la tête de Prisa, géant des médias espagnols
Amber Capital a géré jusqu’à 6 milliards de dollars avant de subir, comme beaucoup, les effets de la crise de 2008. Loin de renoncer, Oughourlian recentre son activité sur l’Europe, déplace son siège à Londres et se spécialise dans la gouvernance d’entreprise.
Mais c’est en Espagne qu’il va élargir considérablement son champ d’action. En 2016, Amber devient l’un des principaux actionnaires du groupe Prisa, géant des médias (El País, Cadena SER). En 2021, Oughourlian prend la présidence du conseil d’administration, puis celle d’El País lui-même. Il y défend une ligne d’indépendance face aux pressions politiques, malgré des tensions éditoriales et des attaques internes. En mai 2025, il reçoit le soutien de 99,5 % des actionnaires. Une approbation écrasante dans un contexte sous haute tension.
Lens, la passion mise en méthode
En 2016, via sa société Solferino, il reprend le RC Lens avec l’Atlético de Madrid, dans une opération d’urgence financière. Deux ans plus tard, il reste seul à la barre. Le choix de Lens surprend : ni blason doré, ni marché international. Mais Oughourlian y voit un ancrage possible. « Je ne voulais pas juste acheter un club. Je voulais m’installer dans un territoire. »
Depuis, il façonne le RC Lens à son image : exigeant, structuré, durable. Depuis quelques jours, à la surprise générale, il a engagé une refonte complète de la direction : départ du directeur général Pierre Dréossi, promu administrateur, promotion de Benjamin Parrot à la direction générale, et nomination de Jean-Louis Leca, ancien gardien emblématique, à la direction sportive. Une organisation verticale, resserrée, cohérente. Ceux qui avaient beaucoup promis mais peu réussi sont priés de partir.
La bascule stratégique d’un club populaire
Mais le tournant le plus symbolique intervient hors du terrain. Le 21 mai 2025, la municipalité de Lens valide la cession du stade Bollaert-Delelis au club pour 27 millions d’euros. Grâce à un montage complexe — décotes, prêts, clauses sociales —, Lens devient le troisième club français à posséder son enceinte.
Loin d’un simple achat d’infrastructure, l’opération incarne une vision. Oughourlian refuse la marchandisation de l’âme du club : le nom du stade sera conservé vingt ans, les prix populaires maintenus, aucune loge ne viendra empiéter sur la tribune Marek. « Bollaert n’est pas qu’un lieu de match, c’est un lieu de vie », affirme-t-il.
Contre la Ligue, contre les logiques court-termistes
Depuis 2024, Joseph Oughourlian est devenu l’un des plus virulents opposants à la direction de la LFP. Il juge catastrophique la gestion des droits TV, dénonce l’opacité des décisions, cible directement Vincent Labrune et Jean-Pierre Caillot. Il va jusqu’à retirer sa candidature au conseil d’administration de la LFP, dénonçant un « simulacre d’élection ». Son isolement est réel, mais assumé. « Je peux dire ce que je pense. Je ne suis pas tributaire du système. »
Installé à Londres avec sa compagne, Jennifer Banks, éditrice britannique, Joseph Oughourlian multiplie les engagements dans le monde du football. Il est actionnaire majoritaire des Millonarios de Bogota (Colombie), possède 20 % de l’AC Padoue (Italie) et 5 % du Real Saragosse (Espagne). Pas d’empire à la Todd Boehly, mais un réseau de clubs à taille humaine, unis par des valeurs partagées : ancrage local, autonomie stratégique, projet de long terme. « Il y a des passerelles à inventer, des coopérations possibles entre clubs qui ne partagent pas les mêmes moyens, mais la même ambition », résume-t-il.