L’entreprise française affirme détecter les vols à l’étalage grâce à l’intelligence artificielle. Mais la CNIL, des chercheurs et plusieurs associations s’interrogent sur la légalité, la transparence et l’éthique de son dispositif.
Une solution de détection fondée sur l’analyse gestuelle
Fondée en 2018, la start-up parisienne Veesion commercialise une technologie de vidéosurveillance intelligente, présentée comme capable de repérer en temps réel des comportements suspects en magasin. Connecté aux caméras existantes, son logiciel analyse les gestes des clients afin d’identifier des signes de vol, tels que la dissimulation d’un produit sous un vêtement ou dans un sac.
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L’entreprise insiste sur le fait qu’il ne s’agit ni de reconnaissance faciale ni d’identification individuelle. Son algorithme s’appuie sur le deep learning appliqué à la gestuelle, et prétend respecter les exigences du règlement général sur la protection des données (RGPD). En cas de détection, une alerte vidéo est envoyée au personnel du magasin, libre d’intervenir ou non.
La solution se veut simple à déployer et adaptée aux réseaux multi-sites. Veesion affirme que son outil s’améliore avec le temps grâce à l’apprentissage automatique.
La CNIL alerte sur une possible non-conformité au RGPD
Malgré ces garanties affichées, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a adressé en 2024 un courrier à Veesion, l’invitant à informer ses clients sur la nature juridique du dispositif. Selon l’autorité, le traitement des gestes filmés pourrait contrevenir au RGPD.
La start-up a contesté cette analyse et saisi le Conseil d’État en référé pour obtenir la suspension de la demande. La juridiction administrative a rejeté la requête. L’affaire se poursuit sur le fond.
Les critiques les plus virulentes émanent de l’association La Quadrature du Net, engagée dans la défense des libertés numériques. Elle considère que Veesion traite des données comportementales qui peuvent, dans certains cas, être assimilées à des données biométriques – soumises à un régime de protection renforcé. L’absence de consentement explicite des personnes filmées constituerait, selon elle, une violation du droit européen.
« Le dispositif viole les principes fondamentaux du RGPD », estime l’association, qui demande l’interdiction de ce type de système de détection algorithmique dans les espaces publics.
Une détection partiellement assurée par des opérateurs à l’étranger ?
Au-delà des questions juridiques, le fonctionnement même de la technologie fait l’objet de controverses. Une enquête menée par les sociologues Clément Le Ludec et Maxime Cornet, relayée par France Info, suggère que la détection automatisée reposerait en partie sur une intervention humaine. Des opérateurs, basés à Madagascar et faiblement rémunérés, observeraient les flux vidéo en temps réel pour signaler les comportements suspects.
Ce fonctionnement rappelle le principe du « turc mécanique », célèbre automate du XVIIIe siècle dissimulant un joueur d’échecs humain. Interrogée, Veesion n’a ni confirmé ni infirmé l’existence d’un tel dispositif de sous-traitance.
Une réponse à une demande réelle des commerçants
Le succès commercial de Veesion s’explique aussi par une forte demande dans le secteur de la distribution. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, le vol à l’étalage a augmenté de 14 % en France en 2022. Il représenterait jusqu’à 2 % du chiffre d’affaires de certains magasins, pesant sur les résultats et les primes d’assurance.
Les dispositifs traditionnels – vigiles, caméras passives, caisses automatiques – montrent leurs limites. Certains magasins choisissent de placer les produits sensibles sous clé, au détriment de l’expérience client. Pour les enseignes, une technologie permettant une alerte rapide et centralisée apparaît comme une solution attractive, voire nécessaire.
Des ambitions mondiales
Veesion revendique aujourd’hui plus de 5 000 commerces équipés, dont 2 000 en France et 500 aux États-Unis. L’entreprise affirme avoir atteint 11 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel récurrent, dont près des deux tiers à l’international. Depuis sa création, elle a levé 53 millions d’euros, dont 38 millions en série B en 2024.
Son objectif : équiper 50 000 points de vente d’ici cinq ans, diversifier ses usages vers la détection de vols en caisse, de chutes ou de ruptures de stock, et devenir le leader mondial du secteur.
Un modèle symptomatique des tensions technologiques contemporaines
Pour ses détracteurs, Veesion incarne une évolution inquiétante de la technologie : une automatisation apparente qui s’appuie en réalité sur une main-d’œuvre externalisée et peu visible, dans un cadre juridique incertain. Ce modèle soulève des questions éthiques majeures sur la surveillance dans les espaces publics, le consentement des citoyens et l’usage des données sensibles à des fins sécuritaires.
L’entreprise, de son côté, affirme vouloir protéger les commerçants sans porter atteinte aux libertés individuelles. Mais en l’absence de transparence totale sur le fonctionnement de son algorithme, le doute persiste : Veesion incarne-t-elle une véritable rupture technologique, ou une forme de contournement des lignes rouges fixées par le droit et l’éthique ?
À l’heure où les institutions européennes finalisent le règlement sur l’intelligence artificielle (AI Act), l’affaire Veesion pourrait faire figure de test. La question de la place de l’IA dans l’espace public, de ses effets sur les libertés individuelles et de la responsabilité des acteurs économiques est désormais au cœur du débat.