Entre baisses d’impôts massives, protectionnisme économique, rigueur budgétaire proclamée et volonté de séduire les milieux d’affaires, Jordan Bardella construit une offre politique hybride. Une stratégie électorale efficace, mais économiquement jugée intenable par la majorité des experts.
L’ambition d’une rupture sans coût… ou presque
Depuis sa nomination à la tête du Rassemblement national (RN), Jordan Bardella s’efforce de crédibiliser le projet économique du parti. Exit les discours de « nationalisation » ou de « sortie de l’euro » des années 2010. Bardella préfère désormais se présenter en gestionnaire pragmatique, garant d’une « paix fiscale » pour les classes moyennes et les entreprises.
Parmi ses propositions les plus marquantes figure la baisse de la TVA sur l’énergie (gaz, électricité, fioul, carburants) de 20 % à 5,5 %. Une mesure répétée à chaque intervention, chiffrée entre 11 et 17 milliards d’euros par an selon les experts. Problème : une telle réduction est incompatible avec les directives européennes, qui fixent un plancher à 15 % pour les carburants. La France s’exposerait donc à des contentieux juridiques coûteux, comme le rappellent plusieurs juristes européens.
S’y ajoutent d’autres annonces spectaculaires : la suppression de l’impôt sur le revenu pour les moins de 30 ans, les médecins et les infirmiers retraités qui reprendraient du service, ainsi qu’une suppression de la TVA sur les produits de première nécessité. Bardella promet aussi de permettre aux entreprises d’augmenter les salaires jusqu’à 10 % sans charges patronales pendant cinq ans pour les salaires allant jusqu’à trois fois le SMIC.
Pour financer ces mesures, le RN évoque la lutte contre la fraude sociale et fiscale, la suppression d’agences publiques, ou encore la réduction de la contribution française au budget de l’Union européenne. Mais selon Allianz Research, ces recettes ne couvriraient qu’une fraction des dépenses engagées. Le cabinet Asterès prévient que le déficit public pourrait grimper à 6,4 % du PIB et la dette dépasser 117 % à moyen terme. Une dérive jugée « insoutenable » par l’ensemble des experts interrogés.
Une posture pro-entreprises qui s’entrechoque avec le protectionnisme
Derrière ce discours sur le pouvoir d’achat, Jordan Bardella déploie également une stratégie d’apparence libérale en direction des entreprises. Le RN propose notamment l’organisation d’États généraux de la simplification pour réduire les normes administratives et geler les surtranspositions des directives européennes. Objectif : créer un « choc de simplification » censé libérer la production nationale.
Autre promesse : l’assouplissement des réglementations environnementales. Bardella s’engage à suspendre les obligations du diagnostic de performance énergétique (DPE) et à retarder l’application de la loi Zéro Artificialisation Nette (ZAN), qui impose de limiter l’étalement urbain.
Le RN envisage aussi la suppression d’agences comme les Agences Régionales de Santé (ARS), accusées de lourdeur bureaucratique, pour dégager plusieurs milliards d’euros d’économies.
Mais cette main tendue aux entreprises entre rapidement en collision avec une autre priorité du programme : le protectionnisme économique. Bardella promet un « Plan Manger Français » fixant à 80 % la part des produits français dans les cantines scolaires d’ici 2027, l’interdiction des importations agricoles qui ne respecteraient pas les normes françaises, et un moratoire sur les nouveaux accords de libre-échange européens.
Pour de nombreux experts interrogés, cette stratégie est une impasse : le RN promet de protéger les producteurs français tout en restant dans le marché européen dont ils dépendent. La France est en effet l’un des premiers exportateurs agricoles et industriels vers ses partenaires européens. Freiner les échanges pourrait se retourner contre les PME françaises, notamment dans l’agroalimentaire, l’industrie ou les services.
Immigration : une réponse politique, pas économique
Sur le marché du travail, Jordan Bardella fait de la réduction de l’immigration l’un des leviers centraux de son programme économique. Il assure qu’en restreignant l’accès au territoire, la France fera des économies sur les prestations sociales et libérera des emplois pour les travailleurs nationaux.
Mais cette approche est largement contestée par les économistes. De nombreux secteurs – santé, BTP, hôtellerie-restauration, agriculture – font face à une pénurie chronique de main-d’œuvre. Selon l’INSEE, plus de 300 000 postes sont non pourvus faute de candidats, y compris dans les métiers les moins qualifiés.
Or, les chefs d’entreprises comme les économistes sont unanimes : sans immigration de travail, des pans entiers de l’économie française risquent l’asphyxie. Le Haut Conseil à l’intégration souligne par ailleurs que les immigrés contribuent aux recettes fiscales et à la solidarité intergénérationnelle, notamment dans le financement des retraites.
Une stratégie énergétique politiquement lisible, économiquement risquée
En matière d’énergie, Bardella veut reprendre la main sur la fixation des prix de l’électricité en sortant du marché européen. Une mesure censée protéger les ménages et les entreprises de la volatilité des tarifs. Le RN promet aussi de relancer massivement le nucléaire, tout en gelant les projets d’éolien terrestre et marin et en protégeant les fabricants français de panneaux photovoltaïques. Or, le marché européen de l’électricité permet d’assurer la sécurité d’approvisionnement grâce aux interconnexions. En sortir exposerait la France à des pénuries et à une envolée des prix si le parc nucléaire ne produit pas à plein régime.
De plus, le RN néglige selon les experts les exigences climatiques et la transition énergétique déjà engagée. Le rejet des renouvelables pourrait freiner les investissements nécessaires à la décarbonation de l’économie.
Une rupture relative avec l’héritage de Marine Le Pen
Si Bardella revendique la continuité avec Marine Le Pen, notamment sur les marqueurs identitaires et souverainistes, il se distingue sur plusieurs points économiques. Son discours est davantage orienté vers la stabilité fiscale et le soutien aux entreprises. Là où Marine Le Pen promettait une retraite à 60 ans sans condition, Bardella la conditionne à un audit budgétaire. De même, les mesures sociales sont désormais présentées comme « ciblées » et « sous contraintes financières ».
Cette inflexion vise à rassurer les milieux économiques, tout en conservant l’électorat populaire séduit par les promesses de redistribution. Mais cette double stratégie brouille le message traditionnel du RN, tiraillé entre souverainisme social et libéralisme économique. Une tension qui alimente des débats internes au sein du parti.
Une stratégie électorale, mais une viabilité économique en question
En synthèse, le programme économique de Jordan Bardella se présente comme une tentative d’équilibre entre plusieurs lignes antagonistes :
- Promesses sociales sans hausse d’impôts,
- Soutien affiché aux entreprises et protectionnisme assumé,
- Rigueur budgétaire proclamée mais financements incertains,
- Transition énergétique retardée au profit du nucléaire.
Si cette stratégie séduit une partie de l’opinion par sa simplicité apparente et ses promesses immédiates, elle est jugée intenable par la majorité des économistes interrogés. Le programme repose sur des hypothèses de financement largement contestées, une vision réductrice des enjeux du marché du travail, et une approche énergétique à haut risque.
Derrière l’affichage d’une alternative économique crédible, c’est une stratégie électorale à court terme qui semble dominer, laissant planer de sérieuses interrogations sur la capacité réelle du RN à gouverner sans fracturer l’équilibre budgétaire, social et économique du pays.