De coursier à La Corogne à première fortune d’Espagne, il a bouleversé l’industrie de la mode sans jamais chercher la lumière. Amancio Ortega, fondateur de Zara et du groupe Inditex, célèbre cette année les 50 ans de son empire textile. Derrière cette success story, une stratégie visionnaire, fondée sur l’intégration verticale, la vitesse et la discrétion. Mais aussi des polémiques environnementales, sociales et éthiques qui bousculent aujourd’hui la légende. Récit d’un parcours hors norme.
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Amancio Ortega : d’un atelier artisanal à l’empire Inditex
L’histoire commence en 1936, à Busdongo, dans les montagnes espagnoles de León. Amancio Ortega naît dans une famille modeste : son père est cheminot, sa mère domestique. À 13 ans, il abandonne l’école pour devenir coursier à La Corogne, dans une boutique de textiles. Il y apprend la couture à la main chez « Camisería Gala », puis rejoint la mercerie « La Maja », où il rencontre Rosalía Mera, future cofondatrice et épouse.
En 1963, ils lancent ensemble Confecciones Goa, un petit atelier spécialisé dans les pyjamas et les robes de chambre. Le nom « Goa » est l’inversion de ses initiales. Rapidement, ils exportent sous marque blanche en Europe. Mais leur statut de simple fabricant montre ses limites. La crise pétrolière de 1973 et l’annulation d’une importante commande allemande leur font prendre conscience des risques du modèle de gros.
Zara : naissance d’une marque accessible inspirée du luxe
En 1975, Ortega décide de vendre ses créations directement au public. La première boutique ouvre à La Corogne, dans la rue Juan Flórez. Le nom « Zorba », inspiré du film Zorba le Grec, étant déjà pris par un bar voisin, il en réarrange les lettres : Zara est née.
Dès l’origine, Ortega imagine une boutique accessible mais soignée, où l’on trouve des vêtements de qualité moyenne à prix abordable, dans un cadre inspiré des enseignes haut de gamme. Le succès est immédiat.
Mais plus qu’une boutique, Zara devient un laboratoire d’innovation. Ortega en fait un centre d’observation client. Chaque semaine, il visite les magasins, échange avec les équipes et collecte des informations sur les goûts des consommateurs. Cette approche descendante, combinée à une gestion serrée des stocks, pose les bases d’un modèle révolutionnaire.
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Une stratégie d’intégration verticale et de production accélérée
Dans les années 1980, Ortega pousse la logique jusqu’au bout : il intègre design, production et distribution au sein du groupe. En 1985, il fonde Inditex (Industria de Diseño Textil), qui centralise toutes les activités.
Il s’entoure alors de José María Castellano, expert en technologies de l’information, pour professionnaliser la gestion. En 1976 déjà, Ortega avait acquis son premier ordinateur pour optimiser les flux. Dès 1990, il introduit dans ses usines les méthodes just-in-time inspirées de Toyota, visant à produire uniquement ce qui se vend, au plus juste.
Zara contrôle une grande partie de sa production en interne et travaille avec des fournisseurs situés proche du siège espagnol : Espagne, Portugal, Maroc, Turquie. Cette proximité géographique, bien plus coûteuse que l’Asie, lui permet de réduire ses cycles à 4 ou 5 semaines, contre 6 mois chez ses concurrents. Les réassorts peuvent être réalisés en à peine deux semaines.
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Une expansion internationale menée à un rythme effréné
Dès les années 80, Zara se développe à grande vitesse en Espagne, suivant la route La Corogne-Madrid, avec des ouvertures à Ponferrada, León, Logroño, puis à Barcelone en 1983 et Madrid en 1985. Très vite, elle couvre toutes les villes espagnoles de plus de 100 000 habitants.
L’internationalisation suit, sans retenue : Porto en 1988, New York en 1989, Paris en 1990. Zara conquiert 21 pays dans les années 90, 33 dans les années 2000, et franchit la barre des 1 000 magasins à Londres, 2 000 à Hong Kong, 4 000 à Tokyo. En 2024, Inditex exploite plus de 5 500 magasins dans 96 pays, dont 1 800 sous l’enseigne Zara, avec une centaine de boutiques en France selon les sources.
Le groupe développe aussi d’autres marques : Bershka, Pull & Bear, Massimo Dutti, Oysho, Stradivarius, Zara Home, Uterqüe, Tempe, Kiddy’s Class.
Le virage digital et la stratégie de montée en gamme
En 2010, Zara lance Zara.com, son site de vente en ligne, d’abord en Europe, puis aux États-Unis et au Japon en 2011. Le digital pèse désormais plus d’un quart des ventes. Pour répondre à cette demande, Inditex développe de nouveaux centres logistiques en Espagne, aux Pays-Bas et aux États-Unis.
Depuis 2020, le groupe réduit le nombre de ses boutiques, préférant ouvrir de grands flagships, comme celui de Rotterdam en 2023, 9 000 m², le plus grand Zara au monde.
Sous la direction de Marta Ortega, Zara multiplie les collaborations premium : Steven Meisel, Kate Moss, Stefano Pilati, Samuel Ross, mais aussi le lancement de Zara Home, Zara Beauty, Zara Athleticz, SRPLS, ou encore Zacaffè dans les flagships. Objectif : positionner Zara entre fast fashion et luxe accessible, en valorisant l’expérience client.
Des accusations éthiques aux performances financières record
Mais derrière l’efficience industrielle, les controverses s’accumulent.
Depuis 2020, Zara est accusée de complicité indirecte dans l’exploitation des Ouïghours en Chine, via des fournisseurs soupçonnés d’utiliser le travail forcé. Une plainte est déposée en France par plusieurs ONG, visant Zara pour « recel de crimes contre l’humanité ». Une enquête est ouverte par le Parquet national antiterroriste. Inditex refuse de commenter.
Sur le plan environnemental, Zara est mise en cause pour son approvisionnement en coton issu de la déforestation du Cerrado au Brésil et pour sa forte utilisation de viscose, une fibre polluante. En réponse, l’ancien président Pablo Isla défend une stratégie de « faible niveau de stocks », censée limiter les déchets, sans convaincre pleinement.
Zara est aussi accusée de plagiat par des créateurs, de conditions de travail dégradantes chez certains sous-traitants, notamment au Brésil, et de profilage racial en magasin.
Dernière polémique en date : une campagne publicitaire en décembre 2023, jugée insensible en pleine guerre Israël-Gaza. Face à la vague d’indignation, Zara retire les visuels et publie un message qualifiant la situation de « regrettable ».
Le succès malgré les crises
Malgré ces crises, les résultats financiers explosent. En 2024, Zara réalise 27,7 milliards d’euros de ventes, en hausse de 6,6 %, avec un bénéfice net record de 5,87 milliards d’euros. Sa capitalisation boursière atteint 146 milliards d’euros, 15 fois plus qu’en 2001.
Face à la montée de l’ultra fast fashion incarnée par Shein ou Temu, Zara refuse de jouer la surenchère. Au contraire, le groupe mise sur la montée en gamme, les collaborations exclusives et une expérience client renforcée.
Mais les défis restent nombreux : ralentissement en Asie, forte dépendance au marché européen, menace des taxes douanières américaines, et pression croissante sur les pratiques sociales et environnementales.
À 89 ans, Amancio Ortega, actionnaire majoritaire avec 59,3 % des parts, reste invisible. Il s’est retiré en 2011, confiant les rênes à Pablo Isla, puis à sa fille Marta Ortega en 2022. Entre investissements immobiliers, hôteliers, énergétiques et diversification dans les énergies renouvelables, il cultive sa discrétion légendaire.
Zara, elle, reste le modèle à battre. Une mécanique d’une efficacité redoutable, copiée mais jamais égalée. Reste à savoir si Marta Ortega saura réconcilier performance économique et exigences sociétales. Le plus grand défi du géant espagnol pourrait bien être encore devant lui.