Le contraste est saisissant. Depuis le 5 mai, une série de préavis de grève a été lancée à la SNCF par plusieurs organisations syndicales, mobilisant progressivement les agents commerciaux, les techniciens du matériel, les conducteurs et les chefs de bord. Pourtant, le trafic ferroviaire se maintient à un niveau quasi normal avec jusqu’à 90 % des TGV assurés lors du week-end du 8 mai, selon la direction.
Pour expliquer cette apparente dissonance, la SNCF met en avant son « organisation résiliente » et un effort logistique anticipé. Mais en coulisses, un autre dispositif joue un rôle central : le recours massif aux « réservistes », ces cadres et anciens agents formés en amont pour remplacer les grévistes sur certaines fonctions-clés, notamment la sécurité et l’accueil commercial. Une pratique que certains syndicats qualifient désormais de « bris de grève ».
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Un mouvement social à géométrie variable
Le mouvement social engagé s’inscrit dans un contexte tendu autour des conditions de travail, de la réorganisation des services à bord et des salaires. Les appels à la grève se sont échelonnés : agents commerciaux le 5 mai, agents du matériel le 6, conducteurs le 7, puis les chefs de bord, massivement mobilisés du 9 au 11 mai à l’appel de Sud-Rail, avec le soutien de la CGT-Cheminots.
« La grève est réelle, elle est suivie, mais elle est difficile à lire de l’extérieur car elle est sectorisée et fragmentée », explique un syndicaliste CGT basé en région parisienne. En effet, aucune grève reconductible nationale unifiée n’a été décrétée. À cela s’ajoute une couverture médiatique réduite et l’impression d’un trafic globalement fluide, que confirment les bulletins de la direction.
La montée en puissance des « volontaires »
C’est ici qu’intervient un élément de plus en plus visible : la montée en puissance des agents volontaires, ou « réservistes », mobilisés en interne pour assurer une continuité de service.
Sur les quais et à bord des trains, ces agents arborent des chasubles rouges identifiées par le logo SNCF, parfois issues de l’encadrement ou des fonctions support. Selon TGV-Intercités, leur mobilisation est « une pratique habituelle » en période de perturbation.
Mais plusieurs sources internes révèlent que les formations ont été largement accélérées : dix jours pour certaines fonctions de sécurité, là où plusieurs mois sont habituellement nécessaires. Si aucun chiffre officiel n’a été communiqué par la SNCF sur le nombre de réservistes mobilisés, leur présence semble s’être généralisée dans plusieurs régions.
Une ligne rouge franchie ?
Du côté des syndicats, le ton se durcit. Si la loi encadre le droit de grève dans les transports — avec notamment l’obligation d’un service minimum —, le recours à des agents non-grévistes ou formés expressément pour prendre la place de grévistes est vu par certains comme une atteinte directe au mouvement social.
« C’est une stratégie bien rodée pour neutraliser la grève sans l’affronter frontalement », dénonce un représentant Sud-Rail. « On forme des cadres à la va-vite, on leur demande de monter dans les trains, de jouer le rôle des ASCT [agents du service commercial train], et tout ça en prétendant que le service est assuré normalement. C’est une manière détournée de casser la grève. »
Si, juridiquement, la SNCF reste dans son droit tant qu’elle n’a pas recours à des prestataires externes ou à des sanctions contre des grévistes, la question reste éminemment politique. Le flou qui entoure ces pratiques alimente le soupçon : ces volontaires sont-ils de simples soutiens internes ou les instruments d’une stratégie de contournement assumée du droit de grève ?
Une nouvelle géographie du conflit social
Selon plusieurs observateurs, cette tendance pourrait s’accélérer. Le recours au volontariat en période de grève aurait doublé en quelques années selon un syndicaliste de CGT cheminots . Un phénomène que certains syndicats considèrent comme une normalisation de la substitution au droit de grève — sans reconnaissance ni négociation préalable.
Au-delà de l’entreprise ferroviaire, c’est la nature même du droit de grève dans les services publics qui est ici en jeu. Alors que le gouvernement entend renforcer la continuité dans les secteurs dits « essentiels », les pratiques internes comme celles des réservistes à la SNCF pourraient devenir la norme ailleurs.