Le « deuxième boulot » devient la norme pour les Français

Travailler plus pour vivre moins ? En France, près d’un tiers des actifs cumulent désormais un « deuxième boulot ».

Alors que, souvent, le salariat ne garantit plus une vie décente, les Français multiplient les activités secondaires pour faire face à la stagnation des revenus et à l’explosion du coût de la vie. Loin de l’image glamour du freelance libre et agile, ce phénomène révèle une insécurité économique systémique.

Il faut prêter attention aux mots du quotidien, ceux que l’on prononce sans y penser, comme on s’habitue aux fissures d’un mur qu’on ne répare plus. « Deuxième boulot ». Deux mots simples, presque anodins. Et pourtant, ils disent tout. Tout d’une époque où le salaire d’un travail plein ne suffit plus à faire vivre dignement. Tout d’un pays où un tiers des citoyens, selon l’INSEE, sont contraints de chercher ailleurs – le soir, le week-end, entre deux tâches – les moyens de boucler leur fin de mois. Le « deuxième boulot », ou ce que certains nomment avec des accents anglo-saxons des side hustles, est devenu le symptôme silencieux d’une dégradation structurelle : celle du travail qui ne protège plus.

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De la débrouille à la dépendance

On voudrait voir dans ces activités parallèles l’expression d’un esprit d’initiative, d’une France dynamique et inventive. Mais c’est une fable. Derrière la narration brillante de l’autoentrepreneuriat et de l’indépendance choisie, la réalité est tout autre : celle d’une nécessité économique imposée, née de l’érosion lente du pouvoir d’achat et de l’affaiblissement des mécanismes de solidarité. Depuis 2008, les ménages français ont perdu en moyenne 1 630 euros de pouvoir d’achat, selon l’OFCE. Une somme arrachée aux vies modestes, aux budgets serrés, à ces classes moyennes de plus en plus fragilisées.

Le « deuxième boulot » ne vient pas renforcer une sécurité ; il la remplace. Ces activités secondaires deviennent des béquilles individuelles face à des déséquilibres systémiques. On cumule les heures, on se connecte sur des plateformes numériques, on vend ses services à la tâche, souvent à des prix dérisoires. Ce n’est plus le salariat qui structure la vie, mais une suite de missions. Le rapport au temps s’efface ; celui à l’incertitude se renforce.

Et tandis que l’on célèbre les « freelances », les « slasheurs », cette nouvelle classe de « travailleurs hybrides », on oublie de dire que la plupart ne choisissent pas cette vie, mais y sont contraints. En vérité, ces parcours ne dessinent pas l’avenir radieux du travail, mais une généralisation de la débrouille sous contrainte.

Quand le travail ne suffit plus à vivre

Ce n’est pas un simple mouvement d’ajustement. C’est un basculement. Un révélateur cruel d’une société où le plein-emploi ne garantit plus le plein-vivre. Où l’effort consenti ne trouve plus sa juste récompense. Où, pour beaucoup, la seule manière de rester à flot est d’ajouter une activité à l’activité, d’emboîter deux emplois comme on superpose deux couches de survie.

Ce glissement interroge la solidité même de notre contrat social. Car si le salariat, jadis perçu comme pilier de stabilité, ne permet plus de couvrir les besoins essentiels, alors c’est toute la promesse républicaine – celle d’une égalité concrète par le travail – qui est trahie.

Une charge mentale invisible, une fatigue sociale muette

Derrière ces cumuls, il y a des corps usés. Des familles désorganisées. Des existences pressurisées. Le soir, après une journée déjà remplie, on allume un ordinateur, on livre des repas, on donne des cours, on vend des services sur internet. La flexibilité, vantée comme une liberté, devient une fatigue. Une tension permanente entre productivité et précarité.

Le burn-out, le sentiment d’injustice, la perte de sens sont les compagnons de route silencieux de cette nouvelle condition laborieuse. Le travail, censé émanciper, devient une suite de contraintes à gérer. Et le temps libre – cet espace de respiration et de construction de soi – disparaît, absorbé par l’impératif de survivre.

Les inégalités s’aggravent sous couvert d’opportunités

Car ces « deuxième boulots », dans les faits, ne sont pas à la portée de tous. Il faut du capital – de temps, de compétences, parfois d’équipements. Ce sont souvent les plus diplômés, les mieux connectés, les plus jeunes aussi, qui peuvent tirer profit de ces nouvelles formes d’activité. Les autres, eux, cumulent sans filet, au gré des plateformes, sans droits, sans sécurité, sans horizon.

La promesse d’égalité des chances vole en éclats. Le mérite n’est plus une voie d’ascension, mais un effort de maintien. Et les classes populaires, naguère protégées par un socle social solide, glissent vers un monde d’insécurité permanente, où le « deuxième boulot » devient une norme insidieuse, presque honteuse, tant il révèle l’échec d’un système.


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