Publicité : que reste-t-il des années Séguéla ?

Dans le panthéon des publicitaires, un nom fait figure de mythe en France : Jacques Séguéla. Plus qu'un homme, il incarne une époque, une façon de penser, de vendre, de rêver même.

À la fois adoré et décrié, Jacques Séguéla, 90 ans aujourd’hui, a révolutionné le paysage publicitaire français et a marqué l’histoire politique de la Ve République par des campagnes emblématiques. Avec lui, l’image, le slogan, la promesse sont devenus des armes puissantes, capables de faire ou de défaire des carrières, de bâtir des mythes. Mais au-delà des slogans et des paillettes, quelles sont les traces laissées par les « années Séguéla » ? Que nous disent-elles de notre rapport à la communication, au pouvoir et à la société de consommation ?

Rencontre entre un publicitaire et son époque

Dans les années 70, la France connaît une transformation sans précédent : la modernisation des infrastructures, l’essor de la société de consommation, le foisonnement culturel. C’est dans ce contexte de mutation que Jacques Séguéla, journaliste de formation devenu publicitaire par passion, impose sa vision d’une publicité audacieuse, impertinente, en phase avec les désirs d’une société en quête d’émancipation. Il rejoint Havas, où il devient rapidement le fer de lance d’une nouvelle génération de publicitaires, résolument modernes et sans complexes.

Pour Séguéla, la publicité n’est pas simplement un outil de vente ; c’est un levier de transformation sociale. « Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité, elle me croit pianiste dans un bordel », plaisante-t-il dans l’un de ses livres les plus célèbres, une phrase qui résume l’irrévérence et l’ambition de l’homme. Ce slogan est plus qu’une boutade : il est l’étendard d’une génération qui rêve de chambouler l’ordre établi, de bousculer les codes, et de séduire autant qu’influencer. Sous sa plume et son influence, le langage publicitaire devient un langage de rupture, flirtant avec le scandale et le désir de liberté.

Des campagnes mythiques

Les années 80 sont l’apogée de l’influence de Jacques Séguéla. Publicitaire de renom, il devient incontournable en matière de communication, tant commerciale que politique. En 1981, sa campagne pour l’élection présidentielle de François Mitterrand change la donne. Le célèbre slogan « La force tranquille » marquera non seulement les esprits, mais aussi l’histoire politique française. Ce n’est pas seulement une phrase, c’est une vision : celle d’un homme, d’une France qui se veut sereine, puissante, en paix avec elle-même après des décennies de turbulences politiques.

La force de Séguéla réside dans son art de la narration. Chaque produit, chaque personnalité devient un mythe en puissance. Avec ses campagnes pour des marques comme Citroën, Séguéla dépasse la simple publicité pour installer une véritable mythologie de l’automobile française. Qui n’a pas en tête l’image de la Citroën Visa « volant dans les airs », symbole d’une époque où l’automobile n’est pas seulement un moyen de transport, mais un rêve d’évasion, une promesse d’aventure. Pour Séguéla, chaque produit doit raconter une histoire, toucher un désir enfoui, incarner une part du rêve collectif.

La pub, une religion moderne ?

Sous l’influence de Séguéla, la publicité française des années 80 et 90 prend des allures de religion moderne. Les publicités deviennent des mini-films, des récits épiques où le produit est le héros. Séguéla comprend mieux que personne que l’acheteur ne se contente pas de consommer un objet ; il consomme une vision du monde, un idéal, une identité. Ce sont les débuts du storytelling, bien avant que le terme ne devienne à la mode.

Mais cette « religion » a ses détracteurs. On accuse Séguéla et ses pairs d’encourager une société de l’apparence, où l’image prend le pas sur le fond, où le consumérisme devient une fin en soi. La fameuse phrase de Séguéla, « Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a raté sa vie », incarne cette dérive. Lui qui se voulait iconoclaste, chantre d’une publicité libératrice, se retrouve accusé de promouvoir un modèle de réussite uniquement matérialiste.

Pourtant, derrière le slogan souvent provocateur, il y a un homme qui croit profondément en la puissance de l’image. Séguéla défend sa vision avec ferveur, rappelant que la publicité est un miroir de la société, que les publicitaires captent les rêves, les peurs et les aspirations d’une époque. Pour lui, la publicité est un art populaire, accessible à tous, et non un simple outil de manipulation.

Les années de déclin

À partir des années 2000, la star de Séguéla pâlit quelque peu. Les nouvelles générations voient en lui le symbole d’une époque révolue, celle où la publicité pouvait se permettre d’être tapageuse, parfois même intrusive. La société change : internet, les réseaux sociaux, les crises économiques et écologiques modifient en profondeur la relation des individus à la consommation. Le public devient plus exigeant, méfiant. La transparence, l’éthique, le respect de l’environnement prennent le pas sur les slogans percutants et les images choc.

Les années Séguéla apparaissent alors comme celles de la « pub-spectacle », une ère où l’exagération et le glamour primaient, au détriment parfois de l’authenticité. Les critiques pleuvent : on lui reproche d’avoir alimenté une société de consommation déconnectée des réalités, d’avoir réduit les relations humaines à des actes d’achat. L’étoile de Séguéla, autrefois étincelante, semble ternie par les mutations d’une époque plus frugale et désillusionnée.

Que reste-t-il de Séguéla ?

Aujourd’hui, l’héritage de Jacques Séguéla est à double tranchant. D’un côté, il est célébré comme l’un des grands inventeurs de la publicité moderne, celui qui a fait de la France une place forte en matière de communication. Ses slogans, ses campagnes restent des références absolues pour les professionnels du secteur, qui voient en lui un maître de la narration publicitaire.
D’un autre côté, il est la cible de critiques acerbes. Séguéla est souvent perçu comme l’incarnation d’une époque superficielle, où l’apparence était reine, où la réussite se mesurait en Rolex et en voitures de luxe. Pour ses détracteurs, il représente le versant sombre de la société de consommation, une époque où le rêve vendait tout, mais où le vide se cachait parfois derrière le mirage.

Au fond, les années Séguéla sont le miroir d’une France tiraillée entre son amour pour le rêve et son besoin de sens. Elles nous rappellent que la publicité, au-delà de son rôle commercial, est une forme de narration qui raconte notre société, nos valeurs, nos contradictions. Avec ses campagnes, Séguéla nous a parlé de nous-mêmes, de nos désirs, de nos peurs et de nos espoirs. Si certaines de ses visions peuvent aujourd’hui sembler désuètes ou provocantes, elles restent des témoignages d’une époque révolue, mais fondatrice.

En définitive, les années Séguéla sont celles d’un homme qui a voulu croire en la magie des mots et des images, d’un publicitaire qui a cherché à transformer les objets en mythes et à sublimer le quotidien. Que l’on admire ou que l’on critique son héritage, Jacques Séguéla reste une figure incontournable de la publicité française, et ses années de règne sur l’imaginaire collectif témoignent d’une ère de démesure et d’audace, où tout semblait encore possible.

Julien Decourt


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