Rencontre avec Patrick Pascal, auteur de Déséquilibre de la Terreur

Rencontre avec Patrick Pascal, auteur de l’ouvrage "Déséquilibre de la Terreur". L'ancien ambassadeur et expert en relations internationales, analyse les tensions géopolitiques qui redessinent notre monde.

Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire Déséquilibre de la Terreur à ce moment précis de l’histoire ?

Ce livre s’inscrit dans la suite logique d’un précédent ouvrage, Journal d’Ukraine et de Russie publié à l’été 2022, dont le sous-titre était Les crises et l’évolution du système international . Il s’agissait alors d’une analyse sur les changements intervenus dans le système international, sous l’effet de grandes crises internationales avec le retrait d’Afghanistan à l’été 2021, la crise entre les Etats-Unis et la France pour la sécurité du Pacifique – du fait de la brutale rupture par l’Australie, sous la pression Washington, du contrat de vente des sous-marins français qui lui étaient destinés; cela avait introduit une fissure supplémentaire dans le système de sécurité occidental: outre la défiance manifestée envers la France, la constitution de la nouvelle alliance AUKUS entre l’Australie, les Etat-Unis et  le Royaume-Uni, amorce d’un système de défense anti-Pékin, avait été un signal d’hostilité adressé à la Chine. Et bien entendu, on ne pouvait oublier la guerre en Ukraine.

Ce conflit de haute intensité s’est poursuivie depuis lors et Le Déséquilibre de la Terreur  a notamment résulté de l’opposition entre la Russie, puissance nucléaire et l’Ukraine,  puissance conventionnelle, fût-elle soutenue par une large coalition d’Etats membres par ailleurs de l’OTAN et comprenant trois puissances nucléaires. A l’équilibre de la terreur de la guerre froide au cours de laquelle l’arme nucléaire assurait paradoxalement une certaine stabilité du système, a succédé une situation d’ensemble plus volatile. Tel a été le point de départ de ce nouvel ouvrage qui ne se limite aucunement aux seules questions de stratégie militaire.

Vous décrivez l’effritement de la dissuasion nucléaire comme un phénomène inquiétant. Quels éléments actuels vous font craindre une remise en question de cet équilibre de la terreur ?

Au cours de la guerre en Ukraine, le nucléaire a été évoqué à plusieurs reprises, de manière plus que subliminale mais il est vrai non officielle, notamment du côté russe. Selon les spécialistes, le nucléaire militaire a continué à être géré de manière très « classique » et les contacts de haut niveau, notamment entre militaires de haut rang, n’ont d’ailleurs jamais cessé entre les superpuissances nucléaires que sont les Etats-Unis et la Russie. Mais de telles évocations eussent été inimaginables au cours de la guerre froide, hormis le moment paroxystique de la crise des missiles de Cuba en 1962.

De plus, il convient de noter que l’évolution du monde vers plus de multipolarité s’est accompagnée de tendances à une prolifération nucléaire accrue, horizontale (cf. le nombre de pays concernés) et verticale (cf. la sophistication des moyens). Dans quelle mesure la Corée du Nord, qui fait parler d’elle, est-elle dans ce domaine sous le « contrôle » de la Chine er de la Russie? Où en est l’Iran par rapport au « seuil » nucléaire, c’est-à-dire à la maîtrise de la fabrication de l’arme? Si l’on parle de l’Iran, quels sont les risques de prolifération à l’échelle régionale du Moyen-Orient (cf. par exemple les ambitions à terme prêtées à l’Arabie Saoudite).

Damas, visite du Président de la République ©Patrick Pascal

Vous analysez la crise ukrainienne comme un véritable tournant mondial. Ce conflit marque-t-il, selon vous, la fin d’une ère dans les relations internationales ? Est-il encore possible de revenir à l’ancien ordre, ou sommes-nous définitivement entrés dans une nouvelle dynamique géopolitique ?

Il est encore prématuré de dire que la guerre en Ukraine a constitué un véritable tournant mondial. Elle apparaît en effet d’abord comme un conflit de l’ordre ancien, anachronique même par rapport à la guerre froide: il s’est agi dans le Donbass d’une guerre de tranchées faisant même songer aux affrontements du Premier conflit mondial en 14-18; le qualificatif de « haute intensité » est une référence aux blindés et moyens d’artillerie du Second conflit mondial; il est vrai que cette guerre a aussi été perçue comme un conflit post-moderne, robotisé, par exemple avec l’utilisation de plus en plus massive de drones aériens, sans oublier les drones navals employés en mer Noire.

Tout dépendra en fait des modalités de la sortie de crise. Un accord, au-delà d’un cessez-le-feu de facto sera-t-il formalisé ? Un vaste accord de long terme sur une nouvelle architecture européenne de sécurité pourrait s’avérer prématuré et être réservé à une autre étape; mais quoi qu’il en soit cela poserait la question du statut de l’Ukraine: celle-ci fera-t-elle l’objet d’une forme de « neutralisation » militaire ? Un véritable statut de neutralité sera-t-il même envisagé qui n’exclurait pas des capacité de défense mais assurément la participation à quelque type d’alliances militaire que ce soit ? Ce point est certainement, dans la vision russe en tout cas, le véritable enjeu de la guerre en Ukraine, si ce n’était pas l’objectif principal de Moscou à l’origine de l’entreprise guerrière faute de l’avoir atteint par des moyens autres, notamment diplomatiques ou en pesant sur les gouvernements ukrainiens. Une telle interprétation signifierait qu’il ne s’est pas agi vu du Russie d’un conflit pour des territoires, à l’exception des régions occupées par des communautés russophones tournées vers Moscou.

Dans un monde multipolaire où les alliances deviennent plus « à la carte », selon vos termes, quels risques cela présente-t-il pour les acteurs plus vulnérables, comme les petites nations ou les organisations internationales ?

Multipolarité et multilatéralisme ne sont pas des concepts identiques, mais ils ne s’excluent pas non plus nécessairement l’un l’autre. Selon le constat ou l’interprétation de l’existence d’un monde dominé par de nouvelles pôles, la dissémination de la puissance se ferait au détriment d’un système international unique, dominé sur le plan politique par une organisation comme l’ONU, malgré les limites de cette dernière.

Cela pourrait correspondre à la phase dans laquelle nous sommes entrés. Le G7 pour sa part, du côté occidental, forum économique à l’origine – ce qui avait permis d’y adjoindre la Russie dans un G8 qui a fonctionné jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014 – s’est mué en une sorte de directoire politique comme l’a montré le dernier sommet à Hiroshima ou les conflits en cours ont été abordés.

Les BRICS, désormais BRICS+ depuis le récent sommet de Kazan, sont une espèce de contre-G7; signe d’une ambition politique, le Secrétaire général de l’ONU y fut invité; si ce dernier fut présent un peu comme un cousin à la mode de Bretagne, il n’y a pas de d’incompatibilité structurelle entre les organisations régionales et les Nations Unies et une telle coopération est d’ailleurs prévue par la Charte.

Ce qui est certain est que l’on ne pourra pas se priver totalement, à un moment ou à un autre, d’une forme de centralisation de l’agencement politique du système international, sauf à accepter une dérégulation sans garde-fous, c’est-à-dire un monde à l’état de nature tel que décrit dans le Leviathan de Thomas Hobbes; il ne s’agit pas ici de parler des institutions spécialisées de l’ONU ou des diverses agences à vocation économique notamment, mais d’évoquer une forme de gouvernance politique mondiale.

Dans cette perspective, l’on ne pourra faire l’économie d’une réforme de l’ONU ou a minima, à défaut d’une transformation des mécanismes de fonctionnement – et l’on peut penser ici au fameux « droit de veto » des membres permanents actuels du Conseil de sécurité de l’Organisation -, le Conseil de sécurité devra être élargi afin de mieux refléter l’état du monde. C’est alors que multipolarité et multilatéralisme pourront se rapprocher sinon se superposer.

Vous décrivez l’affaiblissement du droit international et le recul de la diplomatie dans la résolution des conflits. Quelle serait, selon vous, une approche pour redonner à la diplomatie son rôle de régulation ?

La réponse est en partie dans la solution de la question de l’élargissement du Conseil de sécurité évoquée précédemment. Une telle réforme, dont on parle depuis plus de vingt ans, a été trop longtemps différée pour de nombreuses et complexes raisons. À la fin des années 90, l’Inde candidat naturel – d’ailleurs alors soutenu publiquement par la France ainsi que l’Allemagne, le Japon (NB: alors 2ème État contributeur à l’ONU) et « un grand pays d’Afrique » – a procédé ainsi d’ailleurs que le Pakistan à des expérimentations nucléaires; pouvait-on dès lors « récompenser » une tendance à la prolifération nucléaire ? Par ailleurs, toute candidature ne manque pas de susciter des demandes reconventionnelles: si l’on parle par exemple de l’Allemagne (NB: longtemps qualifiée de « géant économique » mais aussi de « nain politique »), l’Italie – dont on voit bien aujourd’hui une présence plus affirmée sur la scène internationale et qui conserve une grande tradition diplomatique – ne pourra pas ne pas considérer son exclusion du club fermé comme une diminutio capitis. Le fait que le nouveau ministre français des Affaires étrangères vienne d’évoquer le soutien de la France à l’idée de « deux États africains » au Conseil est une claire indication de l’actualité renouvelée de la question de l’élargissement au sortir de la guerre en Ukraine.

Mais la réponse ne peut se limiter à la question des mécanismes institutionnels. Il faudrait aussi parler du contexte international. Outre la question de la sortie de la guerre sur le continent européen – qui semble plus affecter le système que les conflits au Proche-Orient (NB: la Russie et a fortiori la Chine sont restées relativement en retrait), quelle sera la politique de la nouvelle administration américaine ? Qu’en sera-t-il au cours des années à venir des relations sino-américaines qui pourraient avoir pour effet de « structurer » à elles seules le système ? Par ailleurs, il suffit parfois d’un événement majeur pour faire basculer d’un côté ou de l’autre. A la fin des années 80, alors que la guerre froide n’était pas achevée et en était en partie responsable, les Nations Unies étaient paralysées, discréditées même, de manière d’ailleurs tout à fait injuste pour le Secrétaire général de l’époque, le Péruvien Javier Perez de Cuellar, un très fin diplomate; à la crise financière de l’Organisation s’ajoutait une crise de confiance dans cette dernière qui était finalement encore plus grave. Il a suffi du règlement du conflit Iran-Irak, suivi de l’indépendance de la Namibie, du règlement au Cambodge ou encore de la fin de l’apartheid en Afrique du sud, pour changer totalement l’ambiance et la donne à New York; cette évolution a naturellement été grandement facilité par les évolutions en Union soviétique sous Gorbatchev qui ont amené l’URSS à coopérer au Conseil de sécurité. Aujourd’hui, les regards sont tournés principalement vers l’Ukraine et l’Iran/Moyen-Orient et dans une moindre mesure vers le détroit deFormose et Taïwan qui est une affaire de plus longue haleine.

La montée des populismes est un autre sujet central dans votre ouvrage. En quoi ce phénomène est-il lié aux grandes crises internationales actuelles, et quelles conséquences cela pourrait-il avoir pour les démocraties ?

S’il n’est pas central, le sujet ne peut en effet être négligé et il fait d’ailleurs souvent la une de l’actualité, du Brexit au MAGA de D. Trump pour s’en tenir à la sphère occidentale. Il vaut mieux en effet parler des populismes que du populisme comme phénomène unique et unidimensionnel. Et cela d’autant plus que les populistes eux-mêmes insistent généralement sur la spécificité nationale.

Mon analyse est que le populisme est étroitement lié à une commune quête identitaire mais qu’il s’exprime sous diverses formes: non interventionnisme, protectionnisme, souverainisme, voire nationalisme; il se révèle d’une région du monde à l’autre: du Middle West américain à l’Inde hindouiste du Premier ministre Modi, d’une Russie revenue à un projet impérial d’appuyant sur l’histoire et l’orthodoxie à certaines des composantes de l’Europe contestant une dérive fédéraliste de celle-ci, hors du contrôle des nations et des peuples. On peut estimer que le populisme est un danger pour la démocratie, mais on constate son existence dans des pays dont les systèmes politiques sont divers, de la « démocratie » indienne à l’autocratie russe, de l’Europe où les régimes politiques sont très divers aux Etats-Unis sous régime présidentiel strict. Inversement, priver les mouvements populistes de toute expression peut aussi s’avérer contraire à la démocratie et même paradoxalement dangereux pour elle.

En tant que diplomate, vous avez certainement observé de près les jeux de pouvoir mondiaux. Quels moments ou expériences dans votre carrière vous ont le plus marqué et ont peut-être influencé votre regard dans cet ouvrage ?

La tentation est naturellement grande de penser à plusieurs moments au terme de plusieurs décennies de vie diplomatique. Mon premier poste diplomatique à Berlin-Est, derrière le mur et non devant, dans une ambiance digne du célèbre film « La Vie des autres » (das Leben der Anderen), ne pouvait mieux me faire ressentir les réalités de la guerre froide; a contrario, l’apparition en décembre 1988 de M. Gorbatchev comme une rock star  devant l’Assemblée générale de l’ONU – annonçant une réduction unilatérale des forces militaires soviétiques de 500.000 hommes et leur retrait de certaines pays du camp socialiste, dont la Pologne et la RDA – en précéda la désagrégation. Dans le même lieu, c’est au Conseil de sécurité que furent négociées après l’invasion du Koweït par S. Hussein en août 1991 tout une série de résolutions sanctionnant l’Irak et préparant l’opération militaire contre ce pays, signifiant par là même l’entrée dans un monde plus unipolaire dominé par l’hyper-puissance américaine. C’est de cette période que le monde est en train de sortir avec ce que l’on appelle la multipolarité.

Mais je pourrais aussi  parler du Proche-Orient, où j’ai connu l’apogée de l’influence française en Syrie et l’influence que nous pouvions exercer dans la région, non pas uniquement pour nous-mêmes mais en faveur de la paix qui relève aussi de nos intérêts primordiaux de pays riverain de la Méditerranée; ou encore de l’Asie centrale, souvent méconnue, mais d’une importance stratégique considérable, et où va se jouer le nouveau « Grand Jeu » du XXIème siècle.

Vous décrivez des menaces transnationales, comme la surveillance numérique et le terrorisme, qui échappent souvent au cadre diplomatique traditionnel. Quelles solutions envisagez-vous pour traiter ces problèmes de manière plus efficace ?

Il existe des organismes et organisations spécialisés pour traiter de ces questions, mais la coopération internationale traditionnelle régionale (cf. les Five Eyes du renseignement occidental) ou bilatérale reste pertinente. Ansi l’attentat dans une salle de spectacle de Moscou en mars 2024 avait-il fait l’objet d’une alerte préalable de source occidentale auprès des autorités russes. Cela illustre que la coopération sécuritaire survit parfois aux tensions entre États et qu’elle peut même être une raison importante de les conduire à se rapprocher ou à tenter de le faire (cf. la France s’est efforcée à un moment de rétablir une coopération – qui fut très efficace – avec la Syrie dans la lutte contre le terrorisme; mais elle ne sut ou ne voulut en tirer les conséquences politiques dans les relations avec le régime de Bachar el-Assad). 

Dans votre conclusion, vous faites un appel à la coopération internationale pour gérer des crises globales comme le changement climatique. Pensez-vous que les gouvernements et institutions actuels sont prêts à une telle coopération, ou devons-nous nous attendre à une restructuration majeure de l’ordre international ?

Nous venons sans doute de vivre, ces dernières années, une certaine « éclipse » de la diplomatie et la guerre en Ukraine nous vient immédiatement à l’esprit pour expliquer le phénomène. Cette situation est fortement dommageable face aux défis mondiaux qui s’imposent à tous les États; le changement climatique en fait partie, mais l’on pourrait aussi évoquer la non prolifération nucléaire, le défi persistant du développement ou encore les problèmes migratoires, toutes questions majeures qui ne peuvent être réglés isolément.

La diplomatie retrouvera son heure. Elle fut définie par P. Renouvin et J.B. Duroselle, maîtres des relations internationales, comme l’ensemble des « relations entre les communautés politiques organisées dans le cadre d’un territoire ». Elle est donc comme une respiration naturelle remontant à des temps immémoriaux et connue en Mésopotamie comme entre les cités-États grecques, avant d’être formalisée au Quattrocento italien. Les grandes traditions diplomatiques perdurent, y compris dans des pays qui n’occupent pas nécessairement le devant de la scène internationale; on peut ainsi à nouveau citer l’Italie ou la Turquie héritière de l’empire ottoman. Il est vrai que les diplomates ont besoin d’’un grand projet pour véritablement s’épanouir; sa conception répond à des intérêts fondamentaux nationaux, régionaux ou globaux et la mise en oeuvre leur revient qui fait appel à toutes les ressources de leur expérience et de leur culture, selon un processus qui relève parfois de l’artisanat d’art. La diplomatie est devenue aujourd’hui également économique ou culturelle au service de ce que l’on appelle le soft power. La diplomatie est éternelle: sans faire de l’humour déplacé, elle est aussi l’un des « plus vieux métiers du monde »;  mais il faut sans cesse la réinventer.

Propos recueillis par Julien Decourt

► Le livre de P. Pascal est disponible sur le site de l’éditeur, ainsi que sur Amazon.fr, Fnac.com, Chapitre.com, Cultura.com et chez les libraires


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