Prix Goncourt : quand Kamel Daoud défie les silences de l’histoire

Attribué ce lundi 4 novembre à Kamel Daoud pour Houris, ce prix Goncourt 2024 dépasse de loin la reconnaissance d’un talent littéraire. Il consacre une voix, une posture, et un engagement qui, depuis des décennies, tracent le sillon d’une écriture sans compromis, marquée par le défi de dire l’Algérie dans toute sa complexité, sa douleur, et ses déchirements.

En célébrant Daoud, c’est à une parole libre et risquée que la francophonie rend hommage, celle d’un écrivain qui n’a cessé de troubler les certitudes, de bousculer les convenances et de désarçonner les dogmes. Et cette consécration éclaire d’un jour nouveau un parcours, celui d’un homme qui fait de l’écriture un acte de résistance.

Né en 1970 dans l’Algérie postcoloniale, Daoud est un enfant d’un pays marqué par la promesse inachevée de son indépendance. Ce 5 juillet 1962, alors que les rues célèbrent l’avènement d’une Algérie libérée, l’illusion d’un horizon de justice et de liberté se brise déjà, sous les poids combinés du pouvoir et du silence. Dès ses débuts au Quotidien d’Oran dans les années 1990, Daoud s’insurge contre cette amnésie, dénonçant le conformisme et les compromissions d’un pouvoir autoritaire. Sa chronique Raina raikoum devient une tribune où il s’attaque à l’immobilisme d’Abdelaziz Bouteflika et à ceux qui préfèrent les mensonges du statu quo aux exigences de la vérité. Dans une presse algérienne tenue en laisse, cette liberté de ton attire l’attention autant que l’hostilité. Ce combat pour une parole affranchie, il le mène au prix d’un isolement, mais sans jamais céder.

Refuser l’oubli

C’est pourtant avec Meursault, contre-enquête, en 2013, que Daoud entre dans l’arène littéraire avec la vigueur d’une plume qui refuse l’oubli. En reprenant L’Étranger d’Albert Camus pour donner la parole au frère de l’« Arabe » sans nom, tué par Meursault, Daoud ne se contente pas de réécrire un classique. Il y pose une question dévastatrice : qui parle pour les oubliés, pour les invisibles ? Son roman renverse le récit colonial pour redonner visage et voix à ceux que l’histoire officielle a rejetés dans l’ombre. Mais ce choix de mots, ce refus de complaisance, suscite des réactions en chaîne, de l’admiration en France aux condamnations en Algérie. Daoud devient cible d’une fatwa, menace que trop d’intellectuels arabes connaissent, en témoins des tabous que leur liberté dérange. L’écrivain assume cet affrontement comme une conséquence inévitable de sa quête de vérité. Car pour lui, écrire est un acte politique, un engagement où chaque mot porte en lui le poids de la mémoire et la responsabilité d’une histoire collective.

Depuis, l’œuvre de Daoud s’est affirmée, étoffée par des livres comme Zabor, ou Les Psaumes et Le Peintre dévorant la femme, où il explore l’ambivalence d’une identité suspendue entre Orient et Occident, entre langue du colon et désir d’émancipation. Ces récits interrogent une Algérie en tension, déchirée entre tradition et modernité, entre religion et liberté. Mais cette dualité est aussi la sienne : il incarne, par sa plume, cette bataille intime de ceux qui tentent de concilier leurs héritages multiples, à la fois insupportables et précieux. En cela, Daoud est une figure de l’altérité, un passeur de frontières, mais un passeur exigeant, qui ne se laisse pas enchaîner aux simplifications culturelles.

Un texte dense et acéré

Aujourd’hui, le Goncourt récompense son dernier roman, Houris, un texte dense et acéré, où il continue de disséquer les obsessions de notre temps : l’idéologie, la foi, la place des femmes, et l’emprise de l’histoire. Houris est une invitation à scruter ce que nous sommes devenus, à travers un prisme dérangeant qui refuse les certitudes. Par cette œuvre, Daoud ne cherche pas à plaire ; il veut, comme toujours, faire réfléchir, ébranler. Il questionne ce qu’il y a de plus fragile en nous, révélant les fractures et les rêves inaboutis d’une société postcoloniale, marquée par ses paradoxes et ses luttes non résolues.

Le parcours de Kamel Daoud est celui d’une liberté qui refuse la soumission, qui navigue à contre-courant des normes, des dogmes, des peurs. En le distinguant, le Prix Goncourt consacre un écrivain essentiel, pour qui la littérature n’est ni un divertissement ni une complaisance, mais une nécessité impérieuse, un devoir de dire et de dénoncer. Car si Daoud est devenu une voix incontournable, c’est précisément parce qu’il n’a jamais fait de concession, ni à l’air du temps, ni aux pouvoirs, ni aux religions. Il nous rappelle, en cette année 2024, que l’écriture est avant tout un acte d’honnêteté, un refus de taire les vérités brûlantes.

Et en cela, cet hommage rendu à Kamel Daoud est aussi une invitation à réaffirmer la littérature comme un espace de lutte pour la liberté. Que ce prix ait couronné un écrivain d’Algérie, entre deux rives et deux langues, porte en lui le signe d’une universalité, celle d’une parole sans frontière, celle d’une conscience qui, sans jamais fléchir, défie le silence et l’oubli.

Julien Decourt


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