Le Sommet des BRICS qui se tient annuellement depuis sa première édition à Iekaterinbourg aux pieds de l’Oural en 2009 (NB: il s’agissait alors du BRIC regroupant Brésil, Russie, Inde et Chine) vient à nouveau de se dérouler en Russie à Kazan, à 800 km à l'Est de Moscou, du 22 au 24 octobre 2024. Cette rencontre au sommet a parfois été présentée comme une réplique du G7 dont le BRICS dépasse désormais le PNB et comme la confirmation de l’émergence d’un monde nouveau, plus multipolaire; elle a aussi révélé une nouvelle fois une tentation eurasiatique de la Russie, phénomène venu des profondeurs et ne se limitant pas seulement aux considérations géopolitiques du moment.
(…) La tentation eurasiatique traduit notamment sinon principalement une interrogation sur l’identité, qui n’est d’ailleurs pas propre à la Russie mais est due globalement à la modernisation accélérée, aux effets de la mondialisation et aux migrations devenues incontrôlées de par le monde sous l’effet du dérèglement climatique, des guerres et des inégalités à l’échelle mondiale. La Russie est un empire bi-continental, multi-ethnique, multi-religieux et multi-culturel et son Eurasisme apparaît tout autant comme une protestation contre l’Ouest qu’un attachement à l’Asie (NB: cela marque une différence avec les slavophiles russes du XIXème et du début du XXème siècle ). Il faut se souvenir, dans un pays où l’histoire fait partie de la mémoire collective permanente, que les invasions mongoles de 1214 à 1552 – les plus dangereuses dans l’histoire de la nation russe – sont venues de l’Est et que l’histoire de la Russie, une fois son expansion territoriale achevée, a toujours été tournée vers l’Ouest.
L’orientation eurasienne de la Russie n’est pas sans lien avec l’ancien débat entre Occidentaux et Slavophiles. Le philosophe Nicolas Berdiaev a été l’un des théoriciens de cette différence dans ses recherches sur les racines profondes du communisme. Selon lui, la pensée russe s’est forgée sur un territoire trop vaste et aux contours imprécis. De ce fait, Moscou s’est longtemps imaginée comme une « troisième Rome », une sorte de Byzance perdue.
D’une certaine manière paradoxale, le communisme a contribué à une certaine occidentalisation de la Russie, mais Vladimir Poutine – qui s’en distingue – est évidemment un partisan de l’Eurasie, dans une version contemporaine du slavophile rétif à la civilisation occidentale. C’est aussi la raison pour laquelle il s’appuie sur la hiérarchie de l’Église orthodoxe. Il reproduit ainsi à sa manière le triptyque de Nicolas II : Autocratie-Orthodoxie-Nationalisme.
Le marxisme-léninisme fut subtilement influencé par les idées eurasiennes. Plus encore que les slavophiles, les eurasiens condamnent l’Europe et sa civilisation. Le débat eurasien réapparut au début des années 90; le communiste Ziouganov fut partisan d’une alliance avec la Chine; le politicien nationaliste Jirinovsky s’appuya sur la géopolitique de Haushofer et McKinder en mettant l’accent sur le Heartland craignit autant la Chine que les États-Unis; le philosophe Douguine se positionna résolument dans le camp anti-chinois; les Eurasiens en général mettent l’accent sur la spécificité de la civilisation russe, mais d’autres penseurs soulignèrent a contrario que la Russie post-soviétique était et devait être tournée vers l’Europe.
Le legs d’Evgeny Primakov
Pour Evgeny Primakov, ancien directeur de l’Institut des études orientales de l’Académie russe des Sciences, qui fut chef du Renseignement extérieur (SVR), ministre des Affaires étrangères et Premier ministre de Boris Eltsine en 1998, il faut plutôt parler d’un intérêt de circonstance pour l’Eurasie, sous l’empire des nécessités, plus que d’une croyance.
L’analyse de Prmakov fut que l’Union soviétique avait perdu la guerre froide, mais qu’elle n’était pas anéantie comme l’avaient été l’Allemagne et le Japon en 1945. Une seule superpuissance s’était alors imposée et, tandis que les schémas mentaux de la guerre froide avaient persisté, une transition vers un monde multipolaire était en cours. Il importait donc pour la Russie de tirer parti de cette évolution dans le cadre de coopérations nécessaires et profitables (« les ennemis ne sont pas permanents, tandis que les intérêts le sont »).
Primakov comprit sans doute mieux que Poutine que la Russie post-soviétique – parfois qualifiée de « puissance pauvre » -, n’avait plus les moyens d’un projet s’inscrivant dans une tradition impériale; il prôna ainsi des coopérations, qui pouvaient être parfois conflictuelles mais excluaient résolument le recours à la force; il s’agissait pour lui d’éviter absolument une coupure avec l’Ouest, contraire à l’ADN de la Russie ainsi qu’à son histoire tournée à la fois vers le continent européen et l’Asie.
Primakov conçut ainsi tout d’abord un triangle Moscou-New Delhi-Beijing qui s’intégra naturellement dans sa réflexion stratégique. Ce projet, qui fut conceptualisé dans ce que l’on appela en 1998 la « Doctrine Primakov » préfigura les BRICS. Mais ce triangle pourrait aussi être décrit comme un « trio d’asymétries ». Le projet chinois de Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative) est en effet susceptible d’affaiblir l’influence russe dans la région. Ces nouvelle réalités confirment à leur manière l’opinion du président russe selon laquelle la disparition de l’Union soviétique fut « la plus grande catastrophe du XXème siècle ».
On ne peut imaginer des personnalités plus différentes que Poutine paraissant distant et froid et Primakov, un extraverti bon vivant originaire du Sud. Mais Poutine reprit à son actif le « logiciel » de politique étrangère de son prédécesseur à la tête du gouvernement qu’il vénéra pour avoir été un maître incontesté du renseignement. En plus de la nécessité d’un Etat fort, la dialectique du monde unipolaire/multipolaire et la question du non-élargissement de l’OTAN, ont rapproché l’actuel Président russe de son mentor.
Points de friction avec l’Est, Dialogue avec Moscou
Une rupture « définitive » avec la Russie ne serait pas à notre avantage à terme, notamment face à la Chine et il faudra bien reconstruire une relation avec Moscou. Mais l’on pourrait aussi parler des pays proliférants que sont l’Iran et la Corée du Nord pour lesquels le dialogue avec Moscou est absolument nécessaire. Il y va des grands équilibres du monde. La Chine et la Russie, en ce qui les concerne, ne sont en effet pas des alliés et peineront à le devenir car trop d’intérêts les séparent. L’Asie centrale, coeur de la puissance de demain, est déjà par exemple un lieu de concurrences dont nous sommes par trop absents. Nous devrons donc gérer, sinon tenter d’exploiter, tous azimuts de telles différences dans un monde caractérisé par la multiplication des pôles de puissance et un système international fragilisé et à reconstruire.
Outre l’Asie centrale, la Corée du Nord – sous une certaine tutelle de la Chine – peut être un point d’achoppement entre Pékin et Moscou. La signification principale de la visite du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un en Russie en septembre 2023 ne fut sans doute pas celle que l’on crut. Il est sans doute bon de le rappeler à l’heure où l’on évoque la présence d’un contingent de soldats nord-coréens sur le territoire russe.
V. Poutine s’est en effet probablement efforcé alors d’adresser un message à l’Occident, c’est-à-dire à Washington. D’autres interprétations avaient également déjà été avancées : le besoin immédiat de se procurer des munitions pour la guerre en Ukraine, grâce à la compatibilité des équipements d’origine soviétique des deux pays; la recherche de travailleurs nord-coréens pour les usines russes, notamment d’armement, afin de compenser l’envoi de combattants russes au front; la fourniture en retour à Pyongyang d’une aide alimentaire, voire plus largement économique; l’amorce d’un dialogue sur d’éventuels transferts de technologies sensibles, par exemple dans le domaine spatial si ce n’est nucléaire (…)
La question des technologies sensibles, dans le contexte d’une Corée du Nord déjà nucléarisée, est en effet centrale. Les intérêts de la Corée du Nord et de la Russie ne se recoupent pas totalement, et des différences peuvent être constatées: Pyongyang, puissance repliée sur elle-même et ostracisée à l’extrême, a très vraisemblablement cherché dans cette visite spectaculaire de 2023 un moyen de s’affirmer sur la scène internationale ; du côté russe, l’objectif ne fut pas de prendre le pas sur la Chine, et un triangle Moscou-Beijing-Pyongyang se dessinait déjà.
La Russie de Vladimir Poutine a rarement cherché à séduire et s’inscrit au contraire dans une tradition historique et culturelle dominée par le culte de la force et de la puissance. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la rhétorique et les actions de la Russie ont correspondu à une stratégie de terreur, comme en ont témoigné les références récurrentes à l’utilisation possible de l’arme nucléaire.
Dans le cas de la Corée du Nord, au-delà de la visite de Kim Jong-un, il s’est agi de montrer qu’un « front » asiatique peut aussi exister et se renforcer, et que la Russie, jugée jusqu’à présent par le Conseil de sécurité de l’ONU comme une puissance rationnelle et responsable en matière de prolifération nucléaire, que ce soit contre l’Iran ou la Corée du Nord, pourrait se départir de cette attitude.
Le message consistant à suggérer « retenez-moi ou je fais un malheur » fut clairement un rappel d’une capacité de nuisance adressée aux Etats-Unis et ne fut pas sans lien avec le théâtre européen, où Washington a longtemps hésité sur la politique à tenir à l’égard l’Ukraine (…) Le « message » exprimé au travers de la relation avec Pyongyang n’a-t-il pas finalement été aussi celui de la « tentation » eurasiatique de la Russie amplifié par le Sommet de Kazan ?
Patrick PASCAL
Ancien Ambassadeur et Président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine and la Biélorussie
>> A lire : https://jdheditions.fr/produit/desequilibre-de-la-terreur/