Le droit international a été violé ce qu’a reconnu publiquement le Secrétaire général de l’ONU; des crimes de guerre ont été commis qui ne devront pas rester impunis. Mais l’organisation de la société internationale est plus qu’imparfaite, elle demeure embryonnaire et désordonnée à l’image d’un monde qui relève par trop encore de l’état de nature. Aucune autorité supranationale n’est en mesure de faire respecter en toutes circonstances et tous lieux des règles conformes à la civilisation à laquelle nous aspirons; le Conseil de sécurité des Nations dites Unies n’est que l’embryon d’une structure idéale et il est au demeurant actuellement paralysé car il requiert l’unanimité de ses membres sur les questions qui ne sont pas de procédure.
Le droit de poursuite, dont fait actuellement usage Kiev en territoire russe, relève de la légitime défense définie à l’article 51 de la Charte de l’ONU. La question qui se pose est d’autant plus celle de l’efficacité de la riposte que les finalités de l’opération ne sont pas claires. Si l’on s’en tient à ce même article 51, l’Ukraine aurait dû « porter à la connaissance du Conseil » les mesures qu’elle prenait hors de ses frontières. S’agissait-il de faire diversion pour alléger la pression pesant sur les combattants ukrainiens dans le Donbass? S’agissait-il de soutenir le moral de ces derniers ainsi que celui de la population alors que Kiev a accumulé les motifs d’insatisfaction, pour ne pas dire les échecs, depuis la contre-offensive annoncée et avortée de l’automne dernier? L’ambition consistant à vaincre la Russie chez elle ou tout au moins à ébranler son pouvoir jusqu’à le déstabiliser exerce-t-elle encore une forte emprise sur lles esprits des décideurs de Kiev?
Sur ce dernier point, produit d’un nationalisme ancien et expression de frustrations plus récentes, il faut aussi comprendre les interrogations voire les réticences des soutiens militaires et financiers de l’Ukraine à livrer tous types d’armements et à autoriser leur utilisation en profondeur chez l’ennemi. Il ne faut jamais oublier en effet le déséquilibre des forces et en particulier le fait que – bien que certains veuillent faire fi des lignes rouges – nous sommes bel et bien en présence d’une guerre entre un État nucléaire et un État non doté. Moscou, pour défendre ses intérêts jugés vitaux, pourrait finalement « monter en gammes » tant en ce qui concerne la mobilisation de troupes additionnelles – ce que lui permet une population trois à quatre fois plus importante que la population ukrainienne – que l’escalade quant à la nature des moyens militaires.
Telle est la dure réalité d’un monde violent et de plus en plus dérégulé. L’heure devrait être une fois de plus à la diplomatie qui semble éteinte et oubliée, malgré quelques balbutiements récents de conférences organisée sans l’un des protagonistes. Elle a laissé la place aux tacticiens sans vision d’ensemble et aux commentateurs de la chose militaire qui n’engagent qu’eux-mêmes. À l’instar des tranchées du Donbass, c’est un peu comme si l’on comptait les boutons de guêtre dans celles de Verdun, il y a plus d’un siècle, lorsque fut inventée la guerre totale.
La guerre a déjà détruit l’Ukraine, malgré sa résistance légitime et courageuse qui ne lui permet plus que des gains territoriaux marginaux tout en étant horriblement coûteuse en hommes. La superpuissance nucléaire russe est aussi comme un Gulliver empêtré qui découvre et recense ses fragilités et elle ne peut qu’être inquiète sur son avenir, notamment économique et social; elle s’est en effet coupée d’un marché européen qui lui était pourtant pourvoyeur de technologie et qui lui demeure potentiellement vital dans l’écoulement de l’une de ses richesses principales, le gaz. Quant à l’Europe, qui subit aussi cette situation sans précédent sur le continent, elle en paye à l’instar de l’Allemagne le prix fort symbolisé par le sabotage de Nord Stream et la rupture de ses approvisionnement énergétiques traditionnels. Elle a consenti pourtant d’importants efforts, pour ne pas dire sacrifices s’agissant de ses États les moins puissants, pour aider l’Ukraine dans la quête de sa survie en tant que nation indépendante. Mais l’Europe ne se demande-t-elle pas quand même si elle ne travaille pas pour le roi de Prusse? Les conseilleurs ne sont d’ordinaire pas les payeurs, comme l’on sait. L’exemple de la reconstruction du Koweït et plus encore de l’Irak est là pour en témoigner.
Face à une guerre où il ne peut y avoir que des perdants, où les risques d’escalade ne peuvent jamais être totalement écartés, qui fait apparaître aussi un nombrilisme de l’hémisphère Nord face aux problèmes et frustrations du Sud, qui écarte l’Europe du grand mouvement créatif du monde dont le centre de gravité s’est déplacé vers l’Asie, il est plus que temps de se ressaisir et d’oublier la culture et les jeux de la guerre, de retrouver son identité et son autonomie sans laquelle ill ne peut pas y avoir de promotion du droit et de la justice.
Écrivant quelques dizaines d’années après la bataille de la Moscova en 1812 Guerre et Paix dans son domaine de Iasnaïa Poliana, Léon Tolstoï sut s’élever au-dessus des nationalismes et des passions guerrières en se consacrant à l’aspect humain d’un affrontement qui se solda par des dizaines de milliers de victimes sans clair vainqueur. Le droit international humanitaire et le droit de la guerre avaient ainsi peut-être alors germé dans l’esprit de ce penseur universel; Napoléon devait devenir un héros russe alors que le vrai vainqueur de Borodino avait été désigné: l’humanité tout entière.
Patrick PASCAL
Ancien Ambassadeur et Président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine and la Biélorussie
→ À paraître chez JDH Éditions (septembre 2024)