Koursk et la doctrine nucléaire russe

Il n’y a pas eu de trêve olympique entre la Russie, dont de nombreux sportifs ont d’ailleurs été écartés des Jeux ou réduits à y figurer sous une bannière neutre, et l’Ukraine. La guerre de haute intensité n’a cessé de se poursuivre sur le continent européen – au rythme de pertes humaines quotidiennes considérables (NB: les Ukrainiens avancent le chiffre de 1.000 victimes russes par jour) – alors que les regards étaient tournés de manière prioritaire vers le Proche et Moyen-Orient.

L’audacieuse pénétration ukrainienne en territoire russe dans la région de la ville de Koursk, à partir du 6 août, vient d’en être une démonstration supplémentaire qui pourrait faire évoluer, voire changer la donne dans le conflit.

Le pari de Pascal de Kiev

L’incursion surprise ukrainienne, depuis une semaine – (NB: il s’agirait d’une bande frontalière d’environ 40 km de large et 30 km de profondeur; le ministre de la Défense ukrainien parle de 1.000 km2) -, est la première avancée spectaculaire des forces de Kiev depuis la libération de Kharkiv à la fin de l’année 2022; elle est la première opération militaire traduisant une capacité de réaction de l’Ukraine, qui n’avait plus fait que subir depuis l’échec de la « contre-offensive » de l’automne dernier.

Le pari ukrainien pourrait avoir été le suivant: l’audace de l’entreprise a tout d’abord consisté à dégarnir d’autres fronts orientaux pour les besoins de cette attaque spécifique et à pousser Moscou à faire de même; l’opération a été portée sur le territoire russe lui-même, jamais envahi depuis 1941, et non plus sur des entités du Donbass que la Russie a annexées d’autorité. L’Ukraine n’a naturellement pas la capacité à occuper dans la durée une partie du territoire russe, mais ce faisant est ainsi exposée la vulnérabilité de la Russie le long de ses interminables frontières; par ailleurs, l’objectif est sans doute aussi politique en visant à faire la démonstration de l’incapacité du pouvoir central de Moscou à assurer la sécurité de sa population sur l’ensemble du territoire (NB: plus de 120.000 civils russes auraient déjà fui la zone frontalière)ou auraient été déplacés). Cette double faiblesse est potentiellement de nature à introduire une gangrène dans la solidité du régime.

D’autres explications ont aussi été avancées pour expliquer cette campagne imprévue: des facteurs psychologiques (NB: il s’agirait ainsi de relever le moral de la population ukrainienne ne voyant aucune lueur au bout du tunnel de deux ans et demie de guerre; a contrario, le narratif russe sur l’invincibilité se trouve atteint alors que « Koursk » est aussi la référence tragique et toujours traumatisante de la disparition en mer, en août 2000, du sous-marin du même nom); la volonté de signifier aux appuis occidentaux qu’aider l’Ukraine n’est pas jeter dans un puits sans fond mais peut produire des résultats militaires (NB: il est à noter que l’intervention ukrainienne en Russie s’est appuyée également sur des équipements militaires réunissant blindés et défenses anti-aériennes, fournis par l’Ouest).

Le pari s’avère osé et pourrait provoquer aussi un choc en retour. Si l’opération devait être durable, elle aurait aussi un coût militaire et humain pour Kiev de nature à altérer ses capacités de défense à l’avenir. Si l’objectif visait à « prendre des gages » pour un échange de territoires, dans le cadre de futures négociations en vue d’un règlement d’ensemble, il n’est pas assuré que la Russie se prêterait à ce jeu. Mais le principal danger réside dans le scénario d’une escalade militaire à des niveaux jamais atteints; il s’agit ici d’évoquer le risque de l’emploi de l’arme nucléaire tactique.

Un ultime avertissement à Zaporijjia ?

Si l’offensive ukrainienne semble avoir pris plusieurs chancelleries occidentales par surprise, il convient de se rappeler que le discours des pourvoyeurs d’armements à Kiev avait évolué, ces dernières semaines, dans le sens d’une plus grande compréhension quant à l’utilisation de ces moyens sur le territoire russe, perspective qui fut longtemps clairement écartée.

Le président Poutine n’a pas manqué de rapidement dénoncer cette évolution dans des déclarations martiales se situant dans sa logique constante de dénonciation d’un affrontement avec l’Ouest par Ukrainiens interposés (cf. « L’Ouest nous fait la guerre en utilisant les Ukrainiens »; « L’ennemi recevra assurément la réponse qu’il mérite et tous nos objectifs, sans l’ombre d’un doute, seront atteints »).

Il convient de revenir ici sur l’incendie qui s’est produit ces derniers jours à la centrale nucléaire de Zaporijjia en Ukraine, actuellement contrôlée par les forces russes. Après un échange d’anathèmes entre les deux belligérants sur la responsabilité dans l’incident, il semble que les forces d’occupation de la zone aient pu être responsables du feu qui s’est déclaré dans l’une des tours de refroidissement de la centrale. L’incendie n’a à aucun moment menacé les réacteurs nucléaires eux-mêmes distants de plusieurs centaines de mètres pas plus que les déchets radioactifs usagés entreposés à proximité mais protégés dans le béton est l’acier. Très rapidement, la Russie a annoncé que le problème survenu – qui fut spectaculaire avec des colonnes de fumées s’élevant très haut dans le ciel – était sous contrôle. Mais l’on peut se demander si le message de Moscou adressé à Kiev n’a pas consisté à dire que des destructions seraient possibles sur place qui provoqueraient un accident nucléaire majeur affectant l’Ukraine avec des radiations importantes. De plus, une centrale nucléaire, de type Tchernobyl, étant en service à proximité de Koursk, aurait été ainsi formulé un avertissement supplémentaire (NB: les autorités régionales russes sont en train de procéder à l’évacuation de plus de nombreux civils résidant à proximité de la ville de Koursk). S’il faut distinguer le nucléaire civil du nucléaire militaire, n’a-t-on pas touché ici à la « grammaire » de la dissuasion ?

Une manifestation supplémentaire du déséquilibre de la terreur ?

La guerre froide fut notamment caractérisée par l’équilibre de la terreur, fondé principalement – et paradoxalement – sur une « destruction mutuelle assurée » reposant elle-même sur la possession d’armes nucléaires stratégiques. Tel n’est plus le cas, dans un monde de dispersion de la puissance, en lieu et place du condominium américano-soviétique, de décomposition du système international, d’alliances à la carte et, pour résumer, de grande volatilité. Le recours à l’arme nucléaire, évoqué de manière plus que subliminale – mais non pas officiellement – au cours de la guerre en Ukraine qui met en opposition un État « doté » et une puissance militaire conventionnelle, permettrait alors de parler de « déséquilibre de la terreur ».

Des fuites datant d’il y a quelques mois – organisées par Moscou ? – de documents classifiés russes, répartis sur la période 2008-2014, ont fait apparaître des seuils d’emploi de l’arme nucléaire tactique plus bas que ce que l’on imaginait; une attaque ennemie sur le territoire russe, l’anéantissement d’unités frontalières, avaient ainsi alors été retenus parmi les critères de décision de l’emploi de l’arme. Le président Poutine lui-même a rappelé il y a un an environ les principes de base de la doctrine nucléaire russe: riposte à une attaque nucléaire en premier (cf. First nuclear strike); mise en cause de l’existence de l’État russe en raison d’une menace provenant même de l’usage d’armes conventionnelles.

Il faut enfin distinguer la doctrine telle qu’elle est affichée et la doctrine telle qu’elle est en réalité. Tous les États dotés entretiennent ainsi l’imprécision sur les conditions théoriques du recours à l’arme nucléaire; il en est ainsi du concept français « d’intérêts vitaux ». En Russie, comme ailleurs, la pensée stratégique se caractérise par une évolution et une adaptation permanentes visant à proposer au décideur différentes options crédibles ; ce processus de réflexion est nécessaire et trouve naturellement ses limites dans les décisions que seul le pouvoir politique au plus haut niveau est appelé à prendre.

Une difficile mais nécessaire décision ?

A cet égard, il convient de prêter attention aux analyses relativement récentes de spécialistes russes des questions internationales et stratégiques, réputés proches du Kremlin. C’est le cas de Sergueï Karaganov, président honoraire du Council on Foreign Defense Policy, qui a publié en juin 2023 un article très remarqué, intitulé « A Difficult but Necessary Decision ».

S. Karaganov va bien au-delà de la guerre en Ukraine, où il ne voit pas de bons scénarios de sortie pour la Russie : qu’il s’agisse d’une victoire partielle (NB : la libération de quatre entités dans le Donbass) ou écrasante, le coût sera élevé, et la Russie restera mobilisée contre l’Occident. La question est pour lui de savoir comment mettre fin durablement à la politique de soutien de l’Occident à Kiev, qui ne fait qu’affaiblir la Russie.

La Russie n’a pas compris l’inévitabilité d’une confrontation majeure avec un monde hostile pour lequel l’Ukraine est un champ de manœuvre. Cette erreur de perception a eu pour conséquence de placer le seuil nucléaire à un niveau trop élevé. De plus, pendant plus de 75 ans de paix relative à l’échelle mondiale, la réalité des horreurs de la guerre a été oubliée. La peur, garante de la paix relative, devait être réactivée pour briser la tendance à l’agression de l’Occident. Sans oublier les sources européennes de son histoire et de sa culture, la Russie doit se recentrer sur l’Eurasie. C’est ce que le ministère russe des Affaires étrangères (MID) a théorisé avec le concept « d’État-Civilisation ».

Comme le dit S. Karaganov, se référant aux déclarations des responsables russes sur la menace nucléaire, « l’ennemi doit savoir qu’une frappe préventive est possible en réponse à une agression ». L’échelle doit être gravie rapidement vers la dissuasion-escalade, et S. Karaganov affirme qu’aucune riposte américaine n’interviendrait alors en faveur des Européens. Il admet que les principaux partenaires de la Russie, à commencer par la Chine, qu’il qualifie de « faible » en matière nucléaire, ne se satisferaient pas d’une élévation de la confrontation au niveau nucléaire, mais apprécieraient que le statut des Etats-Unis soit ébranlé. En conclusion, le « tabou nucléaire » doit cesser.

Ces réflexions ne s’appliquent pas nécessairement à la situation prévalant autour de Koursk, mais elles vont même au-delà de ce cas de figure en prônant la valeur quasiment pédagogique de l’emploi de l’arme nucléaire. Lors d’un Forum de Valdaï, tenu à Sotchi, Sergueï Karaganov a interrogé publiquement V. Poutine sur la question de l’abaissement su seuil nucléaire. Le Président russe est resté sur la réserve s’en tenant à l’exposé d’une conception tout à fait classique, telle que déjà exprimée. Mais au-delà des enjeux purement militaires, le pouvoir russe peut-il aujourd’hui laisser porter atteinte à son autorité, processus contredisant sa volonté de puissance, avec le risque que cela comporte aussi pour la stabilité intérieure du pays ?

Patrick PASCAL
Ancien Ambassadeur
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde

À paraître (septembre 2024)


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