Les Jeux olympiques représentent un pouvoir. Conçus à des fins pacifiques, il y a désormais exactement un siècle à l’ère moderne, ils sont finalement le feu sacré dérobé à Zeus sur l’Olympe, symbolisé par une vasque brûlant de manière continue et, cette année, par une géniale montgolfière embrasée dont les élévations vers le ciel sont renouvelées. Il s’agit d’une entreprise prométhéenne suprême où rien n’est assez grand ni assez beau, où les athlètes ne se fixent d’autre limite que l’or, les records olympiques et du monde, la gloire et une aspiration à l’éternité.
Éloge du soft power
Dans l’ordre des grands événements mondiaux, et même au-delà du sport, les Jeux constituent un soft power considérable, incomparable, espéré durable pour le pays d’accueil ou un démultiplicateur de son rayonnement. Paris 2024 a su l’exploiter pleinement, indépendamment d’assez faibles polémiques, en assurant la superproduction de sa cité, de la Seine, de son histoire et de ses mythes.
Et pour les athlètes les plus titrés ou qui ont réalisé une ou des performances exceptionnelles, ils garantissent un accès au panthéon et rappellent le poids unique des individus au sein des plus grandes constructions. Jesse Owens fut plus fort que Berlin. En retour, le champion peut magnifier la collectivité elle-même; à cet égard, le tableau des médailles, décompte quelque peu notarial, a-t-il une si grande importance ? Il suffit d’un seul titre olympique pour faire exister, un temps tout au moins, un pays sur la carte du monde.
Il est vrai cependant que la hiérarchie finale traduit, sinon la richesse, la force de structures de formation, d’encadrement et un niveau de développement suffisamment élevé pour permettre l’accès à l’élite de la hiérarchie sportive; À Paris 2024, ce diagnostic aura été confirmé: à l’exception de la Chine et, compte tenu de l’absence de la Russie, le Top 10 – qui peut faire penser à un G7 élargi à la marge – est exclusivement composé de nations nanties, occidentales et européennes. Se rapprocher de ce groupe, et a fortiori y entrer, confère un statut enviable à l’heure de la déstructuration du monde.
La rivalité concurrentielle
Le terme « soft » power est partiellement trompeur, même si Joseph Nye – professeur à Harvard, qui servit notamment sous les présidents Carter et Clinton, puis présida la Commission trilatérale – forgea le concept et voulut croire – en le transposant dans l’univers des relations internationales – à de possibles rivalités entre nations sans écarts majeurs (competitive rivalry).
Cette pensée teintée d’irénisme et appliquée à des situations de concurrence entre puissances – caractérisées par des crises larvées (ex. Taïwan) ou même des affrontements par alliés interposés (cf. aujourd’hui Ukraine) peut sembler relever de vœux pieux. Elle eut néanmoins le mérite de théoriser l’intérêt pour les États-Unis de maximiser le soft power, c’est-à-dire aussi les relations profitables d’interdépendance.
Force est de constater que le soft power s’est immiscé dans de nombreux domaines de la vie publique, à commencer par la sphère culturelle. Celle-ci servirait-elle aussi « comme la géographie, à faire la guerre » pour paraphraser le géographe Yves Lacoste. ?
Le troublant Concert de Palmyre
Mais il faut aussi savoir positiver et la culture ne saurait aucunement être réduite à la poursuite de la guerre par d’autres moyens. On se souvient ainsi du Concert de Palmyre dirigé en 2015 par Valery Gergiev, dans un contexte qui était celui de la guerre en Syrie.. Le chef d’origine ossète, immense artiste et mondialement connu, à la tête de l’orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, s’était prêté à l’organisation quelque peu précipitée de la manifestation à la suite de l’intervention militaire russe dans le pays; Il y avait d’ailleurs dans les gradins plus d’uniformes militaires que civils et le président russe lui-même était intervenu en visioconférence pour célébrer la renaissance de la culture en ces lieux. Mais est-il si scandaleux – malgré les intentions relevant à l’évidence de la propagande – que les images d’un concert se soient substituées à celles de destructions d’un patrimoine millénaire et à d’autres abominations commises sur place par Daech, telle l’exécution à Palmyre même du Directeur syrien des Antiquités ?
Au-delà de la catharsis
S’il est bien trop prématuré de dresser un bilan des JO de Paris 2024, l’enthousiasme collectif s’est avéré jusqu’ici incontestable, bien au-delà même des frontières de la France. Celle-ci a étonné le monde et ses propres habitants se sont même sans doute surpris eux-mêmes de céder à un tel engouement, dans le contexte d’une situation politique intérieure délicate, pour recourir à un euphémisme pudique. La France qui aura sublimé un temps des passions négatives, sortira-t-elle transformée de l’événement ? Y aurait-il une capacité des Jeux à opérer des transformations intérieures bénéfiques ?
Il faut espérer que la conscience à réaliser de grands projets et d’innover, d’exprimer des passions positives, de montrer et de bénéficier d’une ouverture sur le monde feront école. Mais, s’il ne s’agit pas de jouer les Cassandre, cet héritage devra être entretenu pour ne pas se dissoudre. L’exemple des Jeux de Londres de 2012 mérite que l’on s’y arrête un instant. Des similitudes avec les caractéristiques des Jeux de Paris peuvent rétrospectivement y être identifiés, qu’il s’agisse de la qualité de l’organisation, de l’enthousiasme collectif ou encore de l’abnégation de dizaines de milliers de bénévoles. Qui eût pu alors imaginer, en contradiction avec cette atmosphère d’ouverture sans retenue, une évolution vers le Brexit qui naturellement fut le résultat de facteurs complexes ?
Quoi qu’il en soit, le soft power est finalement de tout temps. Ne fut-il pas même déjà le ressort principal des conquêtes d’Alexandre le Grand, grâce à la diffusion de la civilisation hellénistique ? Plus près de nous, il fut incontestablement une arme en temps de paix d’un âge d’or des États-Unis au cours des années Eisenhower de l’immédiat après-guerre; cette énumération n’est pas limitative. Un pouvoir et une civilisation ne s’imposent en effet vraiment dans la durée que par la séduction qu’ils exercent. Les JO peuvent en constituer un médium incomparable. Il faut souhaiter à Paris 2024 d’avoir été à la fois un exutoire et un révélateur identitaire dans une nouvelle modernité.